MESSAGES PASTORAUX DE MGR MARTIN POUR CE deuxième TEMPS DE PANDÉMIE


Message du Vendredi 27 Novembre 2020 - Saint Siffrin, évêque de Carpentras (559)

Marie, Mère de la méditation...

 

La Vierge Marie est l’archétype de toute méditation contemplative. Ce qui la caractérise le mieux, c’est cette phrase de l’Ecriture : « Elle conservait avec soin toutes ces choses et les méditait en son cœur » (Luc 2, 19). Marie a soulevé le monde par la méditation...

C’est ainsi qu’elle a répondu dès son enfance à l’injonction des prophètes disant : « Préparez dans le désert une route pour le Seigneur. Tracez droit dans la steppe un chemin pour notre Dieu. Que toute vallée soit comblée, toute montagne et colline abaissée... (Isaïe 40, 3) »

 

Comment ? Marie nous montre la voie, elle médite... ! Des années durant au Temple, par la méditation continuelle, elle consacre tout son être à Dieu ; elle connaît le Bible par cœur et par le cœur, comme l’indique le proto-évangile de saint Jacques... Méditer, pour elle, c’est offrir sa chair à Dieu pour qu’Il en fasse son Temple Saint ; c’est avant tout veiller dans l’Attente, la tension vers Celui qui doit venir et que les prophètes ont annoncé, focalisation extrême vers un seul point, hors de toute distraction. Méditer, c’est être cet Avent dont Marie est la fleur de tout un peuple, d’une longue histoire, fleur de lotus, coupe ouverte où va mûrir le salut (Isaïe 45, 8). Je peux m’identifier à Marie, laisser Marie vivre cela en moi... silencieusement.

 

Et peu à peu, avec elle, notre être s’acheminera vers la virginité. Méditer, c’est devenir vierge, parce que précisément tout en nous entre dans le Silence. Mais pas n’importe quel silence... Celui que l’on chante dans la Liturgie orthodoxe lors de la Grande Entrée et qui traduit la quintessence même de l’attitude mariale dans la méditation : « Que toute chair humaine fasse silence et se tienne immobile dans la crainte et le tremblement. Qu’elle éloigne toute pensée terrestre, car le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs s’avance, afin d’être immolé et Se donner en nourriture aux fidèles. » Marie est Vierge parce qu’elle a déposé tous les soucis du monde comme le chante la Liturgie ; sa chair se tait dans l’immobilité : dépouillée du vain bavardage des pensées, des passions et des attirances terrestres, sa volonté propre s’anéantit : « Voici la Servante du Seigneur, qu’il me soit fait selon Ta Parole (Luc 1, 38) » et c’est au cœur de cette abnégation virginale, suprême lâcher-prise dans l’abandon, que les entrailles de Marie s’ouvrent au Silence Incréé. Dieu agit désormais en elle, à Dieu seul elle appartient : « Je ne connais point d’homme (Luc 1, 34). » C’est dans cette virginité-là que nous entrons en méditant ; le fameux Vide du Zen n’a pas d’autre sens, même si les mots lui manquent pour le dire. Le Vide est une Plénitude, la Virginité conçoit une Présence...

 

Et par cette présence, la Vierge devient Mère. Seule la virginité, où « toute chair humaine fait silence » est féconde. Personne ne peut devenir mon disciple, dit le Christ Lui-même, « s’il ne hait son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et soi-même (Luc 1, 46) », c’est-à-dire s’il n’a pas appris l’abandon de TOUT et demandé pour sa chair une Autre Nourriture que la chair humaine : toutes les fausses paternités, l’engendrement des idoles de ce monde, l’adultère avec les idéologies, nos façons de penser et nos habitudes, nos œuvres mortes et nos relations douteuses... autant de « pères, mères, femmes, enfants, frères et sœurs » qui nous possèdent ; c’est l’antivirginité où ce qui est notre mère, à savoir toute relation dont je vis, est une mère-tombeau destructrice de la vie qu’elle donne (C.G. Jung). Cela explique pourquoi tant de nos méditations ressemblent à des fausses couches ! Devenir vierge, entrer dans le silence, le vide du lâcher-prise absolu de toute dépendance, immoler jusqu’à sa propre volonté et tout désir...

 

Alors, dans la profondeur de ce silence humain, descendra le Silence de Dieu. L’abîme appelle l’Abîme. Par son abandon total, Marie s’est ouverte à l’abandon total de Dieu. Sa virginité appelle la maternité, le silence appelle une Annonciation, une fête de la Racine comme l’appelait saint Jean Chrysostome. A chaque fois que mes entrailles s’ouvrent à cet abîme de Silence du Père, la voix de l’ange me dit : « Réjouis-toi, comblé de grâce, le Seigneur est avec toi » ; toute la Puissance de l’Esprit me couvre de son Ombre et, dans la Silence, naît la Parole-Verbe (Luc 1) ; le Roi de Gloire fait son entrée.

 

Etre Vierge et Mère inséparablement, c’est le sommet de l’accomplissement et de la maturité humaine ; c’est là la perle précieuse de la méditation qui noue en une gerbe tous les mystères divins, il n’y a pas d’autre secret. Marie en est la plus pure expression, la première à réaliser ce à quoi nous sommes tous appelés. Mieux : elle est pour nous le lieu même de cette gestation ; c’est pourquoi on ne l’appelle pas seulement Mère de Dieu, mais aussi Mère des hommes et Chemin du retournement ; elle est médiatrice ou matrice de notre transformation, c’est-à-dire Eglise. Quand je médite, c’est elle qui médite en moi pour l’accomplissement des divins mystères ; elle est ma première de cordée dans l’assomption des sommets mystiques, mais d’une mystique dont les sommets sont retournés vers l’humilité des choses quotidiennes : le service du Temple, le ménage à Nazareth n’étaient pas une abstraction...

 

Ainsi Marie-Mère-Eglise est le centre de l’univers comme de chaque personne, le milieu, le macro-anthropos comme dit Maxime le Confesseur, le sein où se forment nos destinées et l’alchimie de deux êtres, le nôtre et celui du Christ, deux êtres qui se sont tout donné parce qu’ils se sont tout demandé dans une dépendance de vie et de mort...

 

L’autel de cette divine alchimie est mon propre corps en méditation, à l’instar de celui de Marie. Comme elle, disent les Pères, nous sommes une table mystique sur laquelle nous offrons notre chair et notre sang à la Puissance de l’Esprit pour qu’Il en fasse le Corps et le Sang du Christ dans le Silence qui surpasse toute parole. En méditant nous faisons eucharistie... Le Feu de l’Epiclèse (venue de l’Esprit) descend sur nous ; nous devenons le Pain de Vie, la coupe méditative devient le Saint Calice au cœur de l’Eglise. Et par cette préfigure du Sacrement, de tous les sacrements, commence la transfiguration de l’univers tout entier. Désormais, tout a un sens. Dans cette communion plus rien ne nous sépare de rien et de personne, vivants ou morts ; plus rien ne nous fait peur, car nous ne mourrons pas, tout sera vivant à jamais... L’homme, dans cette expérience, devient un être liturgique, et sa vie tout entière une célébration : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit est ravi de joie en Dieu mon Sauveur ! (Luc 1, 46) ».

 

« L’Au-delà au fond de nous-mêmes » par père Alphonse et Rachel Goettmann, Béthanie p. 151-155

 


Message du Mardi 24 Novembre 2020 - Saint Pourçain et Léopardin, abbés en Bourbonnais (532)

Au sujet de la contemplation

 

Le sujet que nous présentons semble éloigné des besoins de la situation présente (le père Lev Gillet écrivit cet essai en 1941, en pleine guerre mondiale). On dira surement que le temps présent est un temps d’action. Nous sommes d’accord. Mais la contemplation elle-même est action, action interne et divine. Elle est ainsi bien plus efficace que l’action purement externe et humaine. La destinée du monde se dessine, non tant sur le champ de bataille que dans la cellule d’un monastère, sur un lit d’hôpital et sur une table d’opération où des hommes et des femmes prennent sur eux leur part du fardeau divin. Le contemplatif travaille directement pour la paix car, par sa contemplation, l’être de prière a prise sur Dieu qui est la véritable substance de la Paix en ce sens qu’Il est l’Unique. La communication ou le passage de la grâce divine au sein du Corps du Christ, dont nous sommes les membres, fait que toute contemplation, même la plus personnelle, se répand et contribue à la réduction du multiple vers l’Un. Par conséquent, le chrétien doit s’empêcher de se laisser absorber, surtout dans le temps présent, dans l’action externe et il doit apprendre comment prévoir dans sa vie, quelque occupée qu’elle soit, ses pauses réservées à la « meilleure part ».

 

Qu’est-ce que la contemplation ? Le mot ne doit pas nous effrayer. La contemplation n’est pas synonyme de hautes spéculations intellectuelles ou d’idées extraordinaires qui sont la particularité de certaines âmes rares et élues. Selon les « classiques » de la vie spirituelle, la contemplation commence avec la « prière de simplicité » ou « la prière du simple regard ». La prière de simplicité consiste à se mettre en présence de Dieu et à s’y maintenir un certain temps, dans un silence intérieur aussi complet que possible, tout en se concentrant sur l’objet divin et en ramenant à l’unité la multiplicité de ses pensées et sentiments, et en faisant tout son possible pour « rester calme », sans paroles, sans raisonnements. Cette prière de simplicité est différente de la méditation, qui est une opération intellectuelle, et de la « prière affective » qui consiste en des effusions et aspirations du cœur qui n’ont pas été réduites à une union silencieuse avec Dieu.

 

La prière de simplicité est la frontière et le degré le plus élémentaire de la contemplation. Ce n’est pas difficile. N’importe qui, habitué, ne fut-ce qu’à un moindre degré, à la prière est certain d’avoir fait l’expérience de cette forme de contemplation pendant quelques minutes au moins. C’est merveilleusement fécond. Elle ressemble à une averse bienvenue qui tombe dans le jardin de l’âme et donne une aide très précieuse aux efforts que nous faisons dans l’ordre moral pour éviter le péché et accomplir la volonté divine.

 

 

 

C’est bien de contempler, mais vivre une vie contemplative est encore meilleur. Nous ne devons pas nous imaginer que la vie contemplative signifie ne rien faire d’autre que contempler. Si c’était le cas, la vie contemplative ne serait possible que dans le désert ou dans un cloître, alors que de fait, elle est ouverte à tous. La vie contemplative est simplement une vie orientée vers la contemplation, une vie arrangée de façon telle que les actes de contemplation y soient le plus souvent possibles et en constituent le sommet. Si vous accordez chaque jour quelques moments à la prière de simplicité, si vous savez comment vous isoler des personnes et des choses à l’intérieur de vous-même jusqu’à un certain point, afin d’entrer en vous-même et éviter d’être envahi par eux, si dans vos pensées et vos lectures vous êtes tournés d’une certaine façon vers Dieu et attentifs à Sa Présence, vous commencez déjà à mener une vie contemplative, même si vous êtes encore dans le monde...

 

Soyons tout à fait pratique. Sainte Thérèse d’Avila avait l’habitude de dire qu’elle garantissait le salut à toute âme qui consacrerait un quart d’heure par jour à la prière contemplative. Vous pourriez sans doute commencer par dix minutes de prière de simplicité, ou par la prière affective (invocations du Nom de Jésus séparées par de courts instants de silence par exemple), qui vous conduiraient imperceptiblement à la prière de simplicité et soutiendraient celle-ci au moment où elle commence à baisser. Prolongez ces dix minutes petit à petit jusqu’à devenir une demie heure, alors votre vie sera devenue contemplative. Serait-il possible de proposer deux demi-heures, une le matin et une le soir ? L’effort sera largement récompensé par la grâce, la force et la joie. La demi-heure quotidienne de contemplation, peut-être répartie en deux quarts d’heure le matin et le soir, pourrait être une bonne moyenne. N’oubliez pas que tout ceci ne voudrait rien dire sans un véritable effort pour aimer Dieu et le prochain...

 

« Le pasteur de nos âmes » de Lev Gillet, YMCA-Press, p.169-174

 

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« Qu’il soit tout à fait clair que nous ne pouvons pas retourner à Dieu si nous ne rentrons pas d’abord en nous-mêmes.

Là, au centre de notre âme, Il nous attend, Il nous rencontre, Il nous parle. » (Evêque Hullathorne)

 

 

« Toutes les méditations où le raisonnement travaille fatiguent le corps.

Il y a d’autres méditations de l’ordre de Dieu qui sont reposantes, paisibles à la compréhension,

sans effort pour les facultés intérieures ou l’âme et qui se font sans effort physique ni intérieur. » (Saint Ignace de Loyola)

 

 

« Jésus-Christ conduira ceux qui croient, à la contemplation de Dieu, qui est la fin de toute action bonne,

un repos sans fin, une joie qui ne nous sera jamais enlevée. Marie a préfiguré une pareille joie, assise aux pieds du Seigneur,

 attentive à Ses Paroles ; se reposant de toute action, écoutant la vérité pour autant que possible en cette vie,

ce par quoi elle préfigurait ce qui serait dans l’éternité. » (Saint Augustin)

 

 

« En secret Dieu infuse la sagesse dans l’âme avec la connaissance amoureuse... »

(Saint Jean de la Croix)

 

« Le pasteur de nos âmes » de Lev Gillet, YMCA-Press, p.174-176

 


Message du vendredi 20 Novembre 2020 - Saint Sylvestre, évêque de Chalon-sur-Saône (525)

L’écologie intégrale...


Notre époque fait apparaître une nouvelle vulnérabilité, la vulnérabilité de la nature elle-même. Pour la morale traditionnelle, le donné naturel était un donné stable, structurel, avec des ressources se renouvelant sans cesse : nul ne pouvait blesser la terre, nul ne pouvait épuiser la mer, les déchets produits par l’activité humaine étaient pauvres et pouvaient se résorber... La question du mal se posait d’homme à homme, pour ainsi dire, et se jouait principalement dans la proximité : le bon Samaritain arrive près de celui qui a été roué de coups par les brigands, tandis que le prêtre et le lévite passent à côté (Luc 10, 30-35). Aujourd’hui, la question du mal touche aussi le non-humain et se déploie dans une « collatéralité » par laquelle le lointain (aussi bien temporel que spatial) semble se confondre avec le proche : les interdépendances dues à la démesure industrielle et à la mondialisation économique ont pour conséquence que ce que je fais ici – manger une banane, acheter un nouvel iPhone, emmener mon fils en voiture à l’école, rester longtemps sous la douche, etc... – peut avoir des répercussions matérielles aux antipodes. Et la croissance du déchet l’emporte tout autant sur la croissance des vraies richesses que sur la capacité à les résorber.
« Tous dans le même bateau ! » donc, puisque l’ambiance est au déluge. Mais ce bateau est-il une arche ou un esquif de boat-people ? Comment penser cette interdépendance dans la catastrophe ? S’agit-il simplement de « globalisation » ? Non, parce que le problème exige un sens du local, peut-être même le retour à des modes de vie plus simples. S’agit-il seulement de trouver de « nouvelles solutions techniques » ? Non plus, parce que c’est notre manière de voir le monde tel qu’il nous est donné qui est en jeu, et selon un rapport qui ne se réduit pas à une logistique de la solution, mais commence par une logique de célébration, sans quoi toutes les solutions s’appliqueront sur un fond d’arrogance et de mépris.
En fait, c’est comme si, dans le péril extrême où nous sommes, la catholicité était devenue un fait physique. Preuve en est l’encyclique du pape François. Laudato si’ s’adresse - avec un titre en italien du Moyen Âge – à « chaque personne qui habite la planète », purement et simplement. La conscience nouvelle qui émerge nous invite à reconnaître que nous habitons une « Maison commune », et que cette maison commune suppose, comme toute maison, un Père commun...
Aussi la question écologique est-elle devenue un lieu décisif pour l’évangélisation. Au-delà de son urgence, l’écologie suppose la contemplation d’un ordre naturel donné, et donc, ultimement, la remontée vers un Créateur de cet ordre. De nos jours, c’est visiblement que l’immanence crie vers une transcendance à la fois fondatrice et salvatrice. Car seule la reconnaissance d’une transcendance fondatrice peut garantir la nature comme ordre donné, et non seulement comme fonds disponible ; et seule la reconnaissance d’une transcendance salvatrice peut ouvrir à l’espérance pour une création vouée de façon aussi patente à la destruction. Saint Paul l’écrivait dans l’épître aux Romains : « La création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps » (8, 22-23). Cette attente de la rédemption du corps, qui se love à l’intérieur du fidèle, paraît à présent à l’extérieur, sur toute la surface de la terre...


« L’Aubaine d’être né en ce temps » de Fabrice Hadjadj, Emmanuel, p.36-39

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Y aurait-il, en plus de la médit-action, un exercice philocalique et poétique que nous pourrions pratiquer ;

à la fois pratique d’attention et remémoration de l’Etre-Source ?

Trois mots ou trois lettres suffisent à le résumer : Ah ! Oui ! Merci !

Ah ! C’est l’attention, l’étonnement devant tout ce qui est agréable ou désagréable,

non la prise mais la surprise, non l’objet mais la présence :

Un instant, le souffle est suspendu, je vois ce que je vois.

Quelque chose plutôt que rien. Et parfois quelqu’un plutôt que quelque chose :

l’existence a une densité minérale, un parfum végétal, une tête de chien, un visage d’homme.

On peut même pressentir au-delà de tous ces atomes, une onde de merveille.

Ah ! Sans jugement, sans qu’est-ce que c’est ? C’est ainsi.

 

Oui ! Le sommet de la philosophie, c’est l’acquiescement à ce qui est, le grand oui à la Vie,

qu’elle nous enivre ou qu’elle nous déchire. C’est aussi une des définitions de la vérité,

l’adéquation de notre intelligence à ce qui est.

Si à l’intelligence se joint l’adéquation du coeur, alors c’est la foi qui est adhérence (pistis en grec, emin en hébreu),

non dualité avec ce qui est.

 

Merci ! Acquiescement, adéquation, adhérence...

L’adhérence à ce grand oui à ce qui est, peut devenir un grand merci.

C’est là un pas de plus qui nous fait passer de la science et de la philosophie à la philocalie

qui est gratitude et grâce d’exister plus que fatalité ou nécessité d’exister.

A la grandeur et à la noblesse de l’acquiescement

se joint l’humilité de la joie et de la reconnaissance.

 

Ah ! Oui ! Merci ! Trois paroles salvatrices, gouttes de sens, déposées dans le mouvement présent de notre conscience. Ils peuvent se résumer en un seul « A Ou M » qui est le son primordial d’où émergent toutes les formes et les matières.

C’est aussi le Nom qu’invoquait Yeshoua dans Sa Prière du Coeur, A’um en araméen voulant dire « Père » - abba en hébreu – Silence, Source de ma vie et de toute Vie...


« L’art du Saule » de Jean-Yves Leloup, éditions NY-Paris-Tokyo, p. 317-319


Message du vendredi 13 Novembre 2020 - Saint Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople, père de l’Eglise (407)

Une action de Dieu et de l’homme...

 

La finalité de la vie spirituelle n’est rien d’autre que la sainteté, c’est-à-dire la perfection de l’amour. « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » (Matthieu 5, 48). Autrement dit : apprenez à aimer comme Dieu dont la perfection est l’Amour. Et cette sainteté n’est pas facultative. Elle est l’identité et l’accomplissement de tout être humain. Prier, c’est vivre une relation d’amour avec un Dieu Vivant, Source de vie, se laisser envahir, façonner par Sa Tendresse créatrice, Son Esprit. La prière n’est donc pas une fuite de notre condition humaine, mais un temps privilégié de notre humanisation, de notre « déification. »
L’opposition classique entre action et prière (contemplation) est un malentendu qui repose sur une mauvaise conception de l’homme et de la prière. Tout cloisonnement entre la prière et la vie quotidienne risque de défigurer Dieu et d’infantiliser l’homme en tendant deux pièges fréquents et opposés : le providentialisme et l’activisme. Deux pièges qui séparent ce que le Christ a toujours vécu sans opposition : l’abandon total à Son Père et l’engagement sans réserve au service de Ses frères. Le message de l’évangile est cohérence et équilibre. Il refuse aussi bien le matérialisme réducteur que l’idéalisme désincarné. On ne grandit pas Dieu en abaissant l’homme. Et on ne grandit pas l’homme en abaissant Dieu ! La grandeur de l’être humain est d’être appelé par Dieu à devenir un collaborateur libre, responsable, qui prolonge Son action créatrice. Et la prière est au carrefour de cette collaboration entre Dieu et l’homme. Elle est à la fois une action de Dieu et une action de l’homme.


La prière est un acte créateur permanent. Jésus dit : « Mon Père travaille toujours et moi aussi je travaille » (Jean 5, 17). Dieu a toujours l’initiative du dialogue. Il nous précède toujours dans la prière, même si nous avons l’impression d’avoir commencé. Prier, c’est consentir à Dieu, accueillir Son initiative, Sa vie, Son amour, Ses dons. Consentir à Son action en nous et, à travers nous, à Son action dans le monde. Dans le silence de la prière, je laisse Dieu agir, me parler, me façonner, à la mesure de Son amour. Prier, c’est se laisser aimer, pour pouvoir à notre tour créer en aimant comme Dieu. La prière est donc une action aussi vitale pour la croissance de l’homme nouveau que celle de manger et de boire. La prière engage le devenir harmonieux de l’homme et, à travers lui, celui de toute l’humanité.
La prière n’est jamais un acte passif. Si Dieu a l’initiative, il ne peut rien faire sans le consentement de l’homme. C’est pourquoi se rendre disponible à l’Esprit dans la prière est une action décisive et importante pour la fécondité de notre vie. Dans le silence de la prière, je convertis ma manière d’agir, je réoriente mes activités quotidiennes, ma liberté, selon le dessein bienveillant de Dieu comme le dit saint Paul. Dans le silence de la prière, je resitue ma vie au sein de l’histoire du salut, le dynamisme de l’espérance chrétienne...


Ni le Christ ni les saints n’ont opposé action et contemplation, ce double mouvement de l’amour. De nombreux priants ont été des génies de l’action, des créateurs, car l’amour rend toujours inventifs. Dieu n’est pas une Présence qui n’agirait qu’à coups de miracles et dispenserait l’être humain de prendre ses responsabilités. Prier pour la paix ou la justice dans le monde n’est pas attendre passivement que Dieu, d’un coup de baguette magique, agisse à notre place mais c’est s’ouvrir à la paix et à la justice du Christ afin que nous y engagions notre intelligence, notre coeur, notre temps et nos forces, soutenues par Sa force divine.
C’est par nos actes concrets, comme ceux du Christ incarné, que les hommes peuvent entrevoir la providence de Dieu dont nous devons être les relais attentifs. C’est vrai que la prière est un acte gratuit mais rien n’est plus gratuit, plus agissant et plus contagieux que l‘Amour. C’est cet Amour, énergie de l’Esprit, accueilli dans la prière et incarné dans nos actes, qui peut changer la face du monde... Dieu agit sans cesse mais, par respect pour notre liberté, le lieu privilégié où Il aime créer, parler, agir, est notre conscience éveillée, notre coeur disponible. Et Son silence apparent est peut-être une manière de nous laisser une marge de manoeuvre pour creuser nos désirs et purifier nos actions. Nous verrons que, si notre prière ne change pas, apparemment, les évènements du monde, elle change toujours l’être humain qui prie et la manière dont il vit ces évènements. Nous touchons ici au coeur du débat fondamental de notre monde moderne. Finalement qui dirige l’histoire ? L’être humain livré à ses seules forces, avec son intelligence et ses techniques, ou Dieu ? Pour le croyant, l’histoire du salut est à la fois un don gratuit de Dieu et une responsabilité de l’être humain : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean 15, 5) nous dit Jésus ; mais ajoute saint Paul : « Je peux tout en Celui qui me fortifie » (Philippiens 4, 13).
C’est dans le silence de la prière que ces deux vérités paradoxales s’harmonisent. La prière est le grand rendez-vous où Dieu risque Son Amour et où l’homme risque sa liberté. La prière est action de Dieu et action de l’homme. C’est pourquoi il est nécessaire que nous sachions prendre du recul par rapport à nos engagements humains pour vérifier leur qualité et leur finalité Comment discerner en nous l’emprise subtile du pouvoir, de la vanité sans écouter l’Esprit de Dieu dans le silence de la prière ? La prière est une action essentielle et vitale pour enraciner notre existence quotidienne dans le Coeur de Dieu...


« Sous la discrète mouvance de l’Esprit » de Michel Hubaut, Cerf, p. 29-33

 

LA LUMIERE DU MONDE...


Il y a sur nous une couture de Dieu, un tissage de haute lisse qui nous met au monde deux fois dans l’humble parure de la terre :

à l’aube du jour de notre naissance et dans le crépuscule de notre mort, cette clarification de toute chair en Dieu.

Et entre ces deux rives de notre humanité, nous vivons de l’éclipse et de la lumière.
Aussi quand nous nous demandons à quoi sert Dieu, il n’y a rien à répondre, car Dieu ne sert à rien. Dieu Est.

Dieu est ce copeau de lumière que nous vannons dans le van de la prière. Il est cette part d’infini dans notre hébétude de vivants que nous portons comme un trésor à contempler... Devant la crèche, comme au pied de la Croix, nous sommes les enfants de Dieu. Nous sommes l’humanité caressée par l’Esprit et les témoins de la Lumière dans la longue transhumance de nos doutes et de nos défaillances...


« Vigiles » de Nathalie Nabert, Ad Solem, p. 5-6

 

 



MESSAGES PASTORAUX DE MGR MARTIN POUR CE premier TEMPS DE PANDÉMIE

Message du Dimanche 10 Mai 2020 - Sainte Solange, vierge et martyre, patronne du Berry (880)

 

L’Esprit te guide...

 

L'Esprit te guide ou te rappelle à l'ordre par petites frappes, délicates le plus souvent, discrètes mais insistantes, comme de légères pressions, d'amicales bourrades ou de brèves poussées du bout du doigt. Un cœur attentif t'apprendra à les distinguer de tes humeurs, à reconnaître ce mélange inimitable de douceur et de fermeté. L'Esprit d'amour ignore le général. Certes, il vise le tout, mais en passant par le singulier, sans négliger la moindre parcelle, qui a sa place dans l'universel qu'il façonne. Aussi est-il le membre en même temps que le corps.

Si tu veux marcher à son pas, il te faudra suivre cette ligne de crête à la jointure du paradoxe, garder constamment ce difficile équilibre que tu réapprendras dans le recul clairvoyant de la prière. Mais je t'en supplie, de grâce, fuis toute manifestation bruyante, l'exaltation, l'exubérance, la démonstration, trop grossières, trop affectées pour celui qui mesure tout à l'aune de la présence. L'Esprit t'attend dans les méandres de la maturation, la lente transformation du cœur qui renouvellera ta chair. Il travaille en sous-main. II progresse de l'intérieur, parce qu'il entraîne avec lui toute la pâte, tout ce qu'il traverse, tout ce qu'il touche de son souffle continu. La prière est son milieu, sa matrice. Il insuffle, il aimante, il oriente, d'une main experte et pacifiante. Son œuvre peut paraître d'une faiblesse presque dérisoire à l'échelle de notre impatience, d'une puissance inouïe en regard de son déploiement dans la durée.

 

En t'abandonnant à son action, tu entres dans une autre perception du temps, non plus seulement du temps pour Dieu, mais le temps de Dieu, un temps qui lui appartienne en vérité, qui ne soit plus le nôtre, notre petite affaire, un temps habité et non plus employé... Comment dire ? Par quel paradoxe encore te permettre d'entrevoir ce qui ne parait pas ? C'est comme une emprise dans le dessaisissement, un rassemblement dans le délaissement. Tout devient plus ferme en même temps que plus vaste, l'universel à hauteur de chaque instant... L'impression de participer à l'acte créateur, toujours à l'œuvre. Tu lui appartiendras au point de ne plus pouvoir te dissocier. Tout ce que tu réaliseras s'accomplira à partir de ce lien toujours plus sensible et plus intime. Bien sûr, il te faudra entretenir l'ouverture, élargir sans cesse le passage, défendre en toi la libre circulation de l'Esprit. Tu travailleras aussi en profondeur. En acceptant de te retirer au secret de ton cœur, en laissant s'éteindre un moment les pensées, les représentations, les sentiments superficiels qui occupent d'ordinaire toute notre attention, tu éveilles pour ainsi dire l'intérieur du monde, tu pénètres dans la vie qui sous-tend la profusion des formes, la vie qui bouillonne à l'intérieur de la vie, l'être à sa source la plus pure, tel qu'il jaillit des mains de Dieu... La prière intérieure nous établit sur l'abîme étourdissant de l'insaisissable, de l'invisible qui font toute notre substance - et notre plus solide appui. Les silences que tu lui accorderas te dévoileront l'étendue de l'âme qui brûle en toi, sa « gloire », son pesant, sa place unique à l'horizon du monde. Adorer nous replace dans de justes dimensions. Seul l'amour peut voir loin, parce qu'il vient de plus loin que nous.

 

« D’eau et de lumière » de Philippe Mac Leod, éditions Ad Solem

 

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Parlez-nous de la prière :

 

Alors une prêtresse dit : Parlez-nous de la prière.

Et il répondit, disant : vous priez en votre détresse et en votre besoin ;

puissiez-vous prier aussi dans la plénitude de votre joie et en vos jours d’abondance.

 

Car la prière qu’est-elle, sinon l’expression de votre être dans l’éther vivant ?

Et si c’est pour votre soulagement que vous versez votre obscurité dans l’espace,

c’est aussi pour votre délice que vous exhalez l’aube de votre cœur.

Et si vous ne pouvez que pleurer lorsque votre âme vous appelle à la prière,

elle devrait vous éperonner encore et encore, malgré les pleurs, jusqu’à ce que vous arriviez à rire.

 

Lorsque vous priez, vous vous élevez pour rencontrer dans l’air ceux qui prient à cette même heure,

et que, sauf en prière, vous ne pourriez rencontrer.

Aussi que votre visite dans ce temple invisible ne soit que pour l’extase et la douce communion.

Car, si vous ne pénétrez dans le temple que pour solliciter, vous ne recevrez pas,

Et si vous y pénétrez pour vous humilier, vous ne serez pas élevé,

Ou même si vous y pénétrez pour implorer le bonheur pour les autres,

vous ne serez pas entendus. C’est assez que vous pénétriez dans le temple.

 

Je ne puis vous apprendre à prier avec des mots.

Dieu n’écoute pas vos paroles sauf lorsque Lui-même les prononce à travers vos lèvres.

Et je ne puis vous apprendre les prières des mers et des forêts et des montagnes.

Mais vous qui êtes nés des montagnes et des forêts et des mers

pouvez trouver leur prière dans votre cœur,

Et si seulement vous écoutez dans le calme de la nuit, vous les entendrez dire en silence

« Notre Dieu, qui est notre moi ailé, c’est Ta volonté en nous qui veut.

C’est Ton désir en nous qui désire. C’est ton élan en nous qui voudrait changer nos nuits, qui sont tiennes,

en jours qui sont tiens aussi.

Nous ne pouvons te demander quoi que ce soit

car tu connais nos besoins avant qu’ils ne soient nés en nous :

Tu es notre besoin ; et en nous donnant plus de Toi-même, Tu nous donnes tout. »

 

« Le prophète » de Khalil Gibran, éditions Casterman, p. 67-69

 


Message du Samedi 9 Mai 2020 - Saint Pachôme, fondateur du cénobitisme (346)

 

Orientation contemplative...

 

La religion risque toujours de perdre sa consistance intérieure et sa vérité surnaturelle quand lui manque la ferveur de la contemplation ; c’est l’élément contemplatif, silencieux, « vide » et apparemment inutile de la vie de prière qui en fait réellement une vie. Sans contemplation, la liturgie risque de n’être qu’un spectacle pieux et la paraliturgie, un pur bavardage. Sans contemplation, la prière mentale n’est plus qu’un exercice stérile de l’esprit...

Ce qui importe, c’est l’orientation contemplative de la vie de prière toute entière. Si l’orientation contemplative de la prière est dans sa vacuité, son « inutilité », sa pureté, on peut dire que la prière risque de perdre son véritable caractère dès lors qu’elle s’affaire, qu’elle est toute pleine de projets d’avenir et qu’elle se met au service de programmes qui ne sont pas sur son plan. Certes, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons jamais « prier pour » des biens particuliers. Nous pouvons et devons recourir à la prière de demande et cela est même compatible, sous une forme très simple et très pure, avec l’esprit de contemplation.

 

On peut passer directement de la prière de demande à la contemplation, quand on a une foi profonde et une espérance théologale d’une grande simplicité. Mais quand la prière se prête à être exploitée pour des fins qui sont au-dessous d’elle et n’ont rien à faire avec notre vie en Dieu, ni avec notre vie ici-bas dans son orientation vers Dieu, elle devient impure...

La prière doit pénétrer et animer tous les secteurs de notre vie, même les plus temporels et les plus éphémères. La prière ne dédaigne pas les aspects les plus humbles de l’existence temporelle de l’être humain. Elle les spiritualise tous et leur donne une orientation divine. Mais la prière est souillée quand elle est détournée de Dieu et de l’esprit et utilisée pour les intérêts d’un fanatisme de groupe. En de tels cas, on comprend que la religion au moins implicitement se fourvoie et le « Dieu » qu’elle invoque risque de n’être qu’un produit de notre imagination. Une telle religion n’est pas sincère. Elle n’est qu’une pure façade de l’injustice, de l’égoïsme, de la violence. Le remède à cette corruption est de restaurer la pureté de la foi et l’authenticité de l’amour chrétien : cela signifie un retour à l’orientation contemplative de la prière.

 

Les vrais contemplatifs seront toujours le petit nombre. Mais cela importe peu, aussi longtemps que l’Eglise dans son ensemble maintient la prédominance de la contemplation dans tout son enseignement, dans toute son activité et dans toute sa prière. Il n’y a pas contradiction entre action et contemplation, quand l’activité apostolique chrétienne s’élève au niveau de la pure charité. A ce niveau, l’amour de Dieu et l’amour de notre frère dans le Christ font qu’action et contemplation ne sont plus qu’une seule et même réalité. Mais le problème est que, si la prière elle-même n’est pas profonde, forte, pure, et pleine à tout moment de l’esprit de contemplation, l’activité chrétienne ne peut jamais parvenir effectivement à ce haut niveau. Si notre culte tout entier n’est pas pénétré de l’esprit de contemplation – c’est-à-dire d’adoration et d’amour de Dieu par-dessus tout pour lui-même parce qu’Il est Dieu – la liturgie ne nourrira pas un apostolat réellement chrétien fondé sur l’amour du Christ et exercé dans la puissance du Pneuma.

Le besoin le plus grand du monde chrétien d’aujourd’hui est celui de cette vérité intérieure, nourrie par un tel Esprit de contemplation : la louange et l’amour de Dieu, l’attente fervente de la venue du Christ, la soif de la manifestation de la Gloire de Dieu, de Sa vérité, de Sa justice, de Son Royaume dans le monde. Ce sont là toutes les aspirations typiquement « contemplatives » et eschatologiques du cœur chrétien et elles constituent l’essence même de la prière monastique. Sans elles, notre apostolat est bien plus au service de notre gloire personnelle qu’au service de la Gloire de Dieu.

Sans cette orientation contemplative, les églises que nous construisons ne sont pas pour louer Dieu, mais pour consolider les structures sociales, les valeurs et les avantages dont nous jouissons actuellement. Sans cette base contemplative à notre prédication, notre apostolat n’est qu’un pur prosélytisme en vue d’amener l’univers entier à se conformer à notre façon de vivre nationale.

Sans contemplation ni prière intérieure, l’Eglise ne peut pas accomplir sa mission de transformer et de sauver l’humanité. Sans contemplation, elle sera réduite à n’être que la servante de puissances cyniques et séculières, alors même que ses fidèles proclameront très haut qu’ils combattent pour le Royaume de Dieu. Sans aspirations vraiment et profondément contemplatives, sans amour total de Dieu et sans une soif intransigeante de la vérité, la religion risque de n’être, en fin de compte, qu’un narcotique...

 

« Les voies de la vraie prière » de Thomas Merton, éditions du Cerf, p. 144-147

 

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Vivre ensemble est une ascèse.

 

On apprend sans fin ce que veut dire

être enfant, être parent.

 

On n’en reçoit aucun droit,

sinon celui de respecter

la dignité de ceux qui nous sont donnés,

de les laisser respirer plutôt que de les étouffer.

 

Il arrive qu’on se penche en dehors de sa vie

et qu’on se perde dans celle des autres.

 

Mais on revient à soi, d’accueillir au-dedans

la parole qui dénoue les maladresses de l’amour.

 

« Vers l’inépuisable » de Francine Carrillo, éditions Labor et Fides, p. 115

 


Message du Vendredi 8 Mai 2020 - Saint Désiré, évêque de Bourges (550)

 

Le Seigneur Lui-même nous apprendra la prière...

 

L’homme demande au Ciel la joie et le bonheur. Il demande l’éternité, loin de tous et de tout, et cherche la joie en Dieu. Dieu est mystère. Il est silence, il est infini, Il est tout. Tout le monde a dans son âme un penchant pour le Ciel ; tous demandent quelque chose de céleste. Tout ce qui existe se tourne vers Lui, même inconsciemment.

Tournez continuellement votre intellect vers Lui. Aimez la prière, la conversation avec le Seigneur. Le tout, c’est d’aimer, c’est d’être amoureux du Seigneur, le Christ époux. Devenez dignes de l’amour du Christ. Afin de ne pas vivre dans les ténèbres, mettez-vous en prière, pour que la lumière divine inonde votre âme. Le Christ apparaîtra au fond de votre être. Le Royaume de Dieu est là, dans les profondeurs. « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous. » (Luc 17, 21)

On ne prie qu’avec l’aide du Saint-Esprit. C’est Lui qui enseigne à l’âme comment prier. « Car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit Lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables » (Romains 8, 26). Quant à nous, nous n’avons besoin de faire aucun effort. Adressons-nous à Dieu comme un humble serviteur, avec une voix priante et suppliante. Alors notre prière sera agréable à Dieu. Tenons-nous avec piété face au Crucifié et disons : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi. » Cela dit tout. Quand l’intellect de l’homme se met en mouvement pour la prière, à cette seconde même la grâce divine le visite. Alors la grâce agit en l’homme et il voit tout avec d’autres yeux. L’essentiel est que nous aimions le Christ, la prière et la lecture spirituelle. Si nous prenons un million et le coupons en petites portions, l’effort de l’homme ne représentera qu’un sur ce million.

 

Avant même de prier, l’âme doit se préparer par la prière. Prions pour la prière. Ecoutez ce que dit le prêtre secrètement au moment où l’on lit l’Apôtre lors de la Divine Liturgie : « Fais luire dans nos cœurs la lumière incorruptible de la connaissance de ta divinité, Ô Seigneur ami des hommes, et ouvre les yeux de notre intelligence pour que nous comprenions ton message évangélique. Inspire-nous aussi la crainte de Tes saints commandements, afin que nous menions une vie spirituelle, ayant foulé aux pieds tout désir charnel, ne pensant et n’agissant qu’à la seule fin de Te plaire. Car Tu es l’illumination de nos âmes et de nos corps, Ô Christ Dieu, et nous Te rendons gloire, avec Ton Père éternel et Ton Esprit très saint, bon et vivifiant, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles. » (Divine Liturgie de saint Jean Chrysostome)

Nous entrons dans la prière sans le comprendre. Nous avons besoin de nous trouver dans un climat favorable à la prière. Le temps passé avec le Christ, les entretiens, la lecture, les veilleuses, l’encens forment ce climat favorable, afin que tout se passe de manière simple, « dans la simplicité de cœur » (Sagesse 1, 13). En psalmodiant et en lisant l’office avec amour, sans le comprendre nous devenons saints. Nous nous délectons des paroles divines. Cette joie et cette allégresse sont notre propre contribution consentie afin que nous entrions facilement dans l’atmosphère de la prière ; c’est « la mise en forme ». Nous pouvons aussi porter dans notre intellect de belles images de paysages que nous avons vus. Cet effort est doux, sans effusion de sang. Cependant, n’oublions pas ce que dit le Seigneur : « En dehors de moi, vous ne pouvez rien faire » (Jean 15, 5).

Le Seigneur Lui-même nous enseignera la prière. Nous ne l’apprendrons pas par nous-mêmes, et personne d’autre ne nous l’enseignera. Ne disons pas : « J’ai fait tant de prosternations que je suis sûr d’attirer la grâce. » Au contraire, il faut que nous demandions d’être illuminés par la lumière pure de la connaissance divine, qu’elle ouvre nos yeux spirituels, afin de comprendre Sa Parole sacrée.

De cette manière, sans le comprendre, nous aimons Dieu sans crispation, effort ni combat. Ce qui est difficile pour l’homme est très facile pour Dieu. Lorsque la grâce nous recouvrira, soudain nous aimerons Dieu. Si nous aimions profondément le Christ, la prière coulerait d’elle-même. Le Christ serait continuellement dans notre tête et dans notre cœur. Pour conserver cet état et ne pas le perdre, nous avons besoin d’un amour divin (éros), d’un ardent amour (agapè) divin pour le Christ. L’amour (éros) s’adresse à un être supérieur. L’amant, Dieu, désire l’amoureux, et l’amoureux veut atteindre l’amant. L’amant aime l’amoureux d’un amour sacré et parfait. Dieu, qui aime l’homme, l’aime de manière désintéressé. L’amour (agapè) pour Dieu est supérieur, quand il s’exprime comme gratitude. Nous avons besoin d’aimer, non par devoir mais de la même manière que nous avons besoin de manger. Souvent nous nous approchons de Dieu par besoin de nous appuyer quelque part, parce que rien de ce qui nous entoure ne nous donne le repos, et nous nous sentons seuls et délaissés...

 

« Sur la Prière » de Geron Porphyrios, Cahiers Saint Silouane, Le sel de la terre p. 78-80

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Après plusieurs années, je me retrouvais un jour dans mon village natal...

C’était comme si, soudain, je voyais la beauté secrète de tous ces cœurs,

la profondeur de ces cœurs que ni le péché ni le désir ni l’auto-conscience ne peuvent atteindre,

le noyau de leur réalité, la personne que chacun est aux yeux de Dieu.

Si seulement ils pouvaient tous se voir eux-mêmes comme ils sont réellement.

Si seulement nous pouvions nous voir les uns les autres constamment de cette façon

Il n’y aurait plus de guerre, ni de haine, ni de cruauté, ni de cupidité...

Mais cela ne peut être vu, seulement cru et « saisi » par un don particulier.

Encore une expression qui me revient : le point vierge...

 

Au centre de notre être, il y a un point de néant qui n’est pas touché par le péché ni par l’illusion,

un point de vérité pure, un point ou une étincelle qui appartient totalement à Dieu,

qui n’est jamais à notre disposition, d’où Dieu dispose de nos vies,

qui est inaccessible aux fantaisies de notre propre mental ou aux brutalités de notre volonté.

Ce petit point de néant et de pauvreté absolue est la plus grande Gloire de Dieu en nous.

C’est, en somme, Son Nom écrit en nous, en tant que notre filiation.

C’est comme un diamant pur, brillant de la lumière invisible.

Il est en chacun... ; la porte du ciel est partout...

 

« Paroles » de Thomas Merton (issues d’un enseignement de Raphaële Myriam Papillon)

 


Message du Jeudi 7 Mai 2020 - Saint Nil de la Sora, solitaire en Russie (1508)

 

 La prière, expérience de l’éternité. (extrait)

 

« La prière est une création toujours nouvelle jaillissante et infinie, supérieure à tout autre art ou tout autre science. C’est par la prière que nous entrons en communion avec l’Etre éternel et sans commencement. Autrement dit : la vie de Dieu, qui seul est réellement, entre nous par ce canal.

 

La prière est l’acte de la sagesse suprême, d’une beauté et d’une noblesse qui surpassent tout. Dans la prière, notre esprit goûte une sainte et sobre ébriété. Mais les voies de cette création sont complexes. Des milliers de fois, nous expérimenterons aussi bien un élan enflammé vers Dieu que des chutes hors de Sa Lumière. Souvent et de bien des manières, nous ressentirons l’incapacité de notre intellect de s’élever vers Lui ; parfois nous nous trouverons pour ainsi dire à la limite de la démence et, avec un cœur douloureux, nous lui exposerons notre état pitoyable : « Tu m’as donné le commandement d’aimer, et je l’accepte de tout mon être ; mais je ne trouve pas la force de cet amour en moi… Tu es Amour. Viens donc Toi-même et demeure en moi. Accomplis en moi tout ce que Tu as commandé, car Ton commandement me dépasse infiniment… Mon intellect s’épuise à essayer de Te saisir. Mon esprit ne réussit pas à pénétrer les secrets de Ta Vie… Je veux en tout accomplir Ta Volonté, mais mes jours s’écoulent dans d’inextricables contradictions… Je crains de Te perdre à cause des mauvaises pensées qui se tapissent dans mon cœur, et cette crainte me crucifie… Viens donc et sauve-moi car je me noie comme Tu as sauvé Pierre qui avait osé aller à Ta rencontre sur les eaux de la mer… »

 

La prière, expérience de l’éternité, Archimandrite Sophrony, éditions du Cerf, p. 23-24

 

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« Ô Toi, l’au-delà de tout,

Comment T’appeler d’un autre nom ?

Quel hymne peut Te chanter ?

Aucun mot ne t’exprime.

Quel esprit peut Te saisir ?

Nulle intelligence ne Te conçoit.

Seul, Tu es ineffable ;

Tout ce qui se dit est sorti de Toi.

Seul Tu es inconnaissable ;

Tout ce qui se pense est sorti de Toi.

Tous les êtres te célèbrent,

Ceux qui parlent et ceux qui sont muets.

Tous les êtres Te rendent hommage,

Ceux qui pensent, comme ceux qui ne pensent pas.

L’universel désir, le gémissement de tous tend vers Toi.

Tout ce qui existe Te prie,

Et vers Toi, tout être qui sait lire Ton univers

Fait monter un hymne de silence.

En Toi seul, tout demeure.

En Toi, d’un même élan, tout déferle.

De tous les êtres Tu es la fin.

Tu es unique. Tu es chacun et n’es aucun.

Tu n’es pas un être seul ; Tu n’es pas l’ensemble.

Tu as tous les noms, comment T’appellerai-je ?

Toi, le seul qu’on ne peut nommer.

Quel esprit céleste pénètrera la voile

qui est au-delà des nuées ?

Aie pitié, Ô Toi, l’au-delà de tout :

Comment T’appeler d’un autre nom ?

 

Saint Grégoire de Nazianze – Hymne, PG 37, 507-508

 


Message du Mercredi 6 Mai 2020 - Saint Valérien, évêque d’Auxerre (366)

 

Transformés en cette même image...

 

La prière fréquente à laquelle on s’adonne aux diverses heures du jour et de la nuit auxquelles l’Eglise nous invite à prier, comme aussi chaque fois que l’on se sent poussé par l’Esprit Saint à prier, à temps et à contretemps, est un moyen des plus efficaces pour « nous transformer par le renouvellement de notre jugement. »

Cette vérité est manifeste aux enfants du Christ, initiés à son Mystère. Lorsque l’on prie souvent, de jour comme de nuit, une vingtaine, une trentaine de fois, chaque fois que l’Esprit nous inspire des paroles d’amour, ne serait-ce que pendant cinq minutes ou même une seule minute, cette prière assidue opère au plus profond de notre mentalité, de notre cœur, de notre caractère et de notre comportement, un changement fondamental. De celui-ci, nous ne prenons pas facilement conscience nous-même, mais toute personne qui nous est proche peut aisément le remarquer.

 

Lorsque l’on regarde le Christ avec persévérance dans la prière, Son image mystique et invisible s’imprime secrètement en notre être intérieur. Nous recevons alors Ses qualités, c’est-à-dire le reflet de Sa bonté et de Sa douceur infinie, et la « Lumière de Sa Face ». C’est à propos de cette transformation que saint Paul dit : « Mes petits enfants, vous que j’enfante dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous. » (Galates 4, 19)

La fréquence de nos entretiens avec le Christ dans la prière fait que Son image sublime s’imprime secrètement en nous sans que nous nous en doutions. « Et nous tous qui, le visage découvert, contemplons comme en un miroir la Gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, toujours plus glorieuse, comme il convient à l’action du Seigneur qui est Esprit. » (2 Corinthiens 3, 16)

Ce phénomène a son correspondant dans le monde matériel. Quand on expose un corps inerte à l’action d’un corps radioactif, il reçoit de sa radioactivité à proportion du temps d’exposition. Combien plus serons-nous influencés, nous qui nous approchons de la source de toute lumière qui ait jamais existé dans le monde, et de toute énergie qui ait jamais animé tant les corps célestes que les corps terrestres, Jésus-Christ, Lumière du Père et Lumière du monde !

 

Le Christ Lui-même nous exhorte à nous tenir toujours près de Lui. De peur que les ténèbres du monde ne nous atteignent, qu’elles ne rendent aveugles notre intelligence et qu’ainsi nous cessions de reconnaître la Vérité Divine : « Marchez tant que vous avez la lumière de peur que les ténèbres ne vous atteignent. Je suis la Lumière du monde ; qui me suit ne marchera pas dans les ténèbres mais il aura la Lumière de la Vie. » (Jean 12, 35 ; 8,12)

Ceux qui négligent délibérément la prière s’éloignent malgré eux de la vérité. Ils marchent sur les bords du gouffre, sur les limites de l’incrédulité, c’est-à-dire des « ténèbres extérieures ». Ils s’exposent à blasphémer sans s’en rendre compte. La moindre épreuve peut les précipiter dans le gouffre du désespoir et de l’inimitié contre Dieu.

Le contraire est aussi vrai. Ceux qui sont assidus à la prière fervente acquièrent une foi plus ferme que les montagnes. Et cela, sans affectation, sans s’en vanter par de vaines paroles. Leur vie, leur comportement attestent cette vérité. Leur patience, leur joie au milieu des épreuves, leur endurance face aux souffrances et à l’injustice sont autant de signes qui témoignent de la solidité de leur foi. Ceux-là ne seront pas atteints par les ténèbres, selon la promesse du Seigneur. La fréquence de la prière exerce donc, au plus profond de l’être humain, une action divine qui l’amène finalement à recevoir la puissance de la grâce. C’est là le début de l’union mystique permanente avec le Seigneur.

 

« Prière, Esprit Saint et unité chrétienne » du père Matta El-Maskîne, Abbaye de Bellefontaine p. 47-49

 

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On m’a dit... (Pâques 1939 ?)

 

On m’a dit : « Le Seigneur veut venir chez toi,

Le Sauveur se tient à la porte de ton cœur. »

J’ai reçu cette annonce avec joie

Le jour approche maintenant et j’ai presque peur.

 

Le Grand Dieu Lui-même vient chez la pauvre enfant.

Est-ce donc possible qu’Il se plaise chez moi ?

Je crains qu’il n’y trouve vraiment rien de beau

Je suis si petite – Il est le Seigneur du monde !

 

Que Lui dirai-je en guise de bienvenue ?

Qui peut m’aider et bien me conseiller ?

Je vais le demander à la Mère de Dieu ;

Elle sait sûrement ce qui plaît à Jésus.

 

Marie me dit : « Mon enfant, sois sans crainte.

Pour les enfants, mon Fils a beaucoup de tendresse.

Les voir bons et joyeux voilà ce qu’Il désire.

Dans l’allégresse, prépare-toi pour Lui seul.

 

Dis-Lui quand Il viendra : « Prends mon cœur en cadeau,

Apprends-moi Toi-même ce qui te fait plaisir.

Bien volontiers je te donne tout ce que j’ai

Et j’écoute, attentive, chacune de Tes Paroles. »

 

« Malgré la nuit » de Edith Stein, éditions ad solem p. 15-16

 


Message du Mardi 5 Mai 2020 - Saint Hilaire, évêque d’Arles (449)

 

Silence et hésychasme

 

« Le mot hésychasme signifie silence, tranquillité, sérénité. Les Pères disent que ‘le silence est le langage du siècle à venir’ et saint Isaac le Syrien : ‘Dieu a créé le monde visible par la parole et le monde invisible par le silence.’ Si nous voulons creuser le monde, parlons, mais si nous voulons toucher notre esprit, tenons-nous en silence. Il ne s’agit pas du silence des lèvres ; j’ai en vue le silence intérieur, plus utile à la vie spirituelle, au début que la prière elle-même. La méthode pour l’observer est simple : rien, ni le passé, ni le présent, ni l’avenir, ni le haut, ni le bas n’existe, hormis le silence. La première fois, vous éprouverez une grande difficulté. Si vous le faites souvent, cela deviendra peu à peu un climat. Hors du silence, nous ne trouverons jamais l’esprit, nous serons étrangers à notre âme. Nous aurons des concepts de Dieu, des idées de Dieu mais non Lui, Dieu.

L’Homme-parole agit en Christ, l’Homme-silence possède le Christ.

Dieu nous pénètre à travers le silence de nos pensées, de nos désirs. Silence ne signifie pas absence de paroles. Il est au contraire les entrailles de la parole, la Source de la parole émanant de Lui. »

 

« Toute créature est placée face à l’abîme de Dieu dont nous ne pouvons toucher le fond qui recule sans cesse, ce silence, cette profondeur, comme l’écrivait saint Paul. L’Esprit scrute les profondeurs de Dieu, c’est-à-dire le silence de Dieu, et le Verbe l’exprime. L’Un scrute, l’Autre manifeste deux mouvements dans les Hypostases : le mouvement du Silence s’élançant vers le monde en Parole et en Action-Incarnation, puis l’Esprit ramenant vers le Silence Paternel. L’épître aux Corinthiens l’expose admirablement et l’épître aux Romains cite l’hymne des premiers chrétiens : « Ô profondeur de la Sagesse… qui a scruté ses chemins ? » Profondeur ! L’Apôtre nous enlève vers l’inexprimable, l’inépuisable : le silence mais non l’absence de son : le « pré-son » plutôt, le son non encore sonné, non encore articulé bien qu’existant.

On peut affirmer que celui qui est incapable de saisir le rapport entre le silence et la parole est un être superficiel, la profondeur humaine étant précisément dans le fait d’apprendre à pénétrer le silence intérieur, qui n’est pas le vide, ni le sens négatif de la vie. Ecoutons ce silence sonore sans sons, pensée sans pensées : le tout-possible. La parole qui en découle est créatrice tandis que si notre parole vient d’une autre parole, elle ne sera que répétition. »

 

« Le Silence en soi est la Source du Verbe et l’hésychasme le climat au sein duquel nous progressons calmement. Par l’hésychasme, nous avons la possibilité de revenir au Père, au Non-Manifesté d’où s’élance le Verbe. Signalons nettement la différence : quand on parle d’hésychasme, on n’entre pas dans l’ontologie, dans l’essence des choses, on désigne le climat indispensable, l’hygiène de l’âme, la médecine de l’âme qui permettra à l’oreille intérieur l’écoute du silence. Hésychasme est le frère d’apatheia (apaisement des passions), c’est notre guide vers Dieu. Il nous conduit non seulement vers la manifestation divine, mais aussi vers la Non-Manifestation.

Et pourtant ! Que se passera-t-il lorsque nous essaierons de faire l’expérience de cinq minutes de silence ? Une foule de pensées accourra, surgira, errera en notre esprit, et nous resterons très agités. Par quel moyen s’en débarrasser ? Faire exactement comme s’il pleuvait dehors tandis que nous sommes à l’intérieur. Lorsqu’il tombe une averse derrière nos fenêtres, cela ne nous gêne aucunement. L’agitation se lève au sein du silence ? Disons : ce n’est pas en moi, c’est au-dehors. La difficulté de la vie spirituelle naît de la confusion des évènements extérieurs avec nous-mêmes ; avec « je ». Tant que nous pensons : je suis triste, je suis malade, j’aime, je déteste, nous sommes encore psychiques. »

 

Du père Eugraph Kovalevsky, dans « La quête de l’Esprit », Albin Michel p. 184-187

 


Message du Lundi 4 Mai 2020 - Sainte Monique, veuve (387)

 

Veillez et priez...

 

Nous ne pouvons pas comprendre la radicalité parfois effrayante de l’engagement des ascètes si nous n’entendons pas combien le moteur puissant de leurs combats quotidiens est leur soif inextinguible de l’Amour et de la Connaissance de Dieu. Ils ont quitté l’illusion d’une pratique tranquille de l’évangile pour entrer dans l’arène d’une véritable guerre sainte intérieure. Oui ! « Celui qui renonce véritablement au monde et persévère dans le service du Seigneur, celui-là découvre en lui-même des ennemis secrets, des passions cachées, des liens invisibles, une guerre occulte, un combat dissimulé… » Et dans cette lutte, « la vigilance, l’attention à soi-même et le discernement sont les guides de l’âme. Nous n’avons besoin de rien d’autre que d’un esprit vigilant ». En rappelant avec Hésychius de Batos que, pour être pleinement efficaces, ces fonctions doivent être permanentes et sans défaillances, ce qui requiert, de la part de l’homme, un effort persévérant et de la part de Dieu, le don infini de Sa Grâce !

 

Etre attentif à soi-même, pour les Pères du Désert, c’est d’abord décider de prendre soin de son être et de son destin spirituels : « Dieu nous avertit de réserver une grande partie de notre application pour fouiller dans les replis de notre cœur » (Saint Basile de Césarée)

Comment ? « Ne perds pas le contrôle de toi-même, ne laisse sans surveillance aucune partie de ton âme, aucun membre de ton corps… » (Saint Grégoire Palamas)

Et plus concrètement encore, « Installe-toi sur une hauteur et surveille-toi toi-même. Tu verras alors comment les voleurs entrent pour dérober les grappes de raisin, quand ils le font, d’où ils viennent et de quelle sorte ils sont… » (Saint Jean Climaque)

« Prendre de la hauteur », voilà le travail essentiel au désert ! Selon les Anciens, les pensées sont à la racine de tous les mouvements désordonnés de l’âme appelés « passions ». De nombreux traités ont été élaborés à leur sujet par des moines qui ont décrit précisément les modalités de formation mais aussi de possible guérison d’un véritable cancer psycho-spirituel qui gangrène notre monde intérieur.

 

Et c’est le cœur, organe carrefour des dimensions physiologique, psychologique et spirituel du composé humain, qui est l’objet de toutes les attentions. Véritable miroir invité à refléter la Lumière Incréée, il est en partie enténébré par toutes les « passions » qui l’habitent : « C’est du cœur de l’homme, que sortent les desseins pervers : débauches, vols, meurtres, adultères, cupidités, méchancetés, ruse, impudicité, envie, diffamation, orgueil, déraison. » (Marc 7, 18-23)

 

Le cœur est le Centre absolu de l’Homme qui doit être purifié, simplifié, réunifié… mais avant tout « gardé ». « Prendre de la hauteur » - tel Noé construisant l’Arche symbole du cœur conscient face au déluge – et observer comme une sentinelle attentive au moindre bruit, le processus des pensées : « le travail du moine, c’est de voir venir de loin ses pensées ». Cette qualité d’attention au moindre mouvement intérieur est appelée « garde du cœur ». Elle permet un travail de reconnaissance et de discernement en vue d’une stratégie de réponse pertinente : s’il s’agit d’une pensée bonne – inspirée par l’Esprit Saint - ou indifférente - concernant des aspects très concrets de la vie -, l’homme pourra la laisser pénétrer plus en avant - sauf en état de prière car alors n’importe quelle pensée fait obstacle à la contemplation pure -. Mais si c’est une pensée négative - d’origine « passionnelle », voire démoniaque -, l’homme doit la rejeter – certains diront la « laisser passer » - : « Nous devons nous souvenir sans cesse de ce précepte ‘’garde soigneusement ton cœur’’, et observer avec vigilance la tête dangereuse du serpent, c’est-à-dire le début des pensées mauvaises par lesquelles le diable essaie de se glisser dans notre âme. Par notre négligence, ne laissons pas envahir notre cœur par tout le corps du serpent – ce qui est le consentement à la tentation – car il est bien évident qu’une fois introduit, il fera périr de sa morsure notre esprit prisonnier… »

A l’aide d’images très évocatrices, les Anciens ont décrit les modalités d’interaction entre l’âme et les pensées qui apparaissent : la tentation obéit à un mécanisme invariable tenant compte de la façon dont l’homme esquive ou consent à la pensée proposée : la suggestion ou l’attaque (approche), la liaison (accueil sans passion de la pensée), le consentement (acquiescement et délectation), la captivité (plein consentement), l’accomplissement (passage à l’acte) et enfin la passion (répétition du passage à l’acte...)

 

Au cœur du long et douloureux travail de purification des passions de l’âme appelé praktikè, la fonction de « veille » ne pourra donner sa pleine mesure que si elle est associée à la prière. Les Pères Neptiques ne font que répéter inlassablement le commandement du Christ : « Veillez et priez » ; ces deux fonctions se nourrissent et s’appellent. Parmi les formes de prières, l’invocation du Saint Nom de Jésus - la prière de Jésus – du fait de sa brièveté et de sa continuité est largement privilégiée. C’est ainsi que la « Prière du cœur » conjointe à la « Garde du cœur » constituent les deux piliers de base d’une méthode spirituelle née dans le milieu monastique des premiers siècles dans le désert et qui a reçu le nom de Tradition hésychaste...

 

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Message du Dimanche 3 Mai 2020 - Saint Anfroi, évêque d’Utrecht (1008)

 

 

La prière, conversation avec Dieu

 

 

 

Toute parole est imparfaite lorsqu’elle veut exprimer ce qu’est la prière : seule l’expérience peut nous en approcher. Notre époque, malheureusement, ne facilite pas l’expérience de la prière. Comment devenir des âmes priantes dans une vie aussi trépidante que la nôtre ? Notre ennemi numéro un est le manque de temps mais aussi une agitation telle que nous ne savons plus nous reposer... Toutes les circonstances modernes font que la technique de la prière a changé et que l’on ne peut appliquer à la lettre les leçons des Anciens. Quelle sera donc la méthode à proposer à cet être humain nerveux, tendu, bouleversé, changeant sans cesse de sujet ?

 

Saint Jean Chrysostome, saint Grégoire de Nysse, saint Maxime le Confesseur et un grand nombre de Pères appellent la prière « la conversation avec Dieu ». Le commerce d’un homme intelligent et bon nous rend intelligent et bon ; la conversation avec Dieu nous « fait dieu » dira saint Jean Chrysostome. Conversation avec Dieu... Une des formes de prières les plus exactes, les plus directes, les plus simples, est précisément de ne jamais penser mais de toujours parler à Dieu. Prenons un exemple. Nous sommes troublés, envahis par l’angoisse ; en place d’analyser et de nous demander : dois-je faire ceci, agir autrement ? – la pensée est une mise en scène intérieure, un dialogue qui devient souvent une foule où montent les voix des souvenirs et des inquiétudes du passé – plaçons tout cela devant Dieu. Saint Augustin et Jean-Jacques Rousseau sont les grands maîtres de la confession, à la différence que l’évêque racontait sa vie devant Dieu, et l’écrivain devant lui-même !

 

Dès que l’on se situe devant le regard de Dieu, s’ouvrant à Lui sans chercher même de réponse, commence la transformation de l’Etre. Tandis que si nous nous adressons à nous-même, nous devenons semblables à un serpent qui mangerait sa propre queue. Raconter objectivement, sans passion, ce qui se passe en nous, arracher au cercle tragique du moi nos sentiments et nos pensées, voilà une des étapes de la prière. La psychanalyse le sait bien, qui a « volé » le principe de cette forme de prière à l’enseignement de l’Eglise. Il est préférable pour l’âme d’aller jusqu’à accuser Dieu plutôt que de se taire : « Du fond de l’abîme, je crie vers toi, Seigneur ! » (Psaume 130, 1). Cette conversation n’est bonne que dans la sincérité absolue : ni excuse, ni humilité grandiloquente. Dieu est « l’Ami de l’homme », Il nous connaît avant que nous soyons nés. Et progressivement, par notre propre monologue, nous serons mystiquement aidés, bien que cela nous paraisse encore un monologue psychique et que la voix intérieure ne se soit pas fait entendre. Si nous avons exposé consciemment notre trouble à Dieu invisible, la réponse se dégagera de notre exposé, et même si la voix intérieure ne s’élève pas, l’état de notre âme se sera clarifié, apaisé, harmonisé. Jean Chrysostome et Maxime le Confesseur comparent cette prière conversation au système nerveux : elle doit prendre la place de notre nervosité, disent-ils, et régler notre sensibilité...

 

« Techniques de la Prière » saint Jean de saint Denis, Orthodoxie et Occident, p.3-5

 

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En plein vacarme et en pleine dérision humaine,

ma prière s’élève vers Toi, Ô Mon Roi, Ô mon Royaume !

La prière est de l’encens, qui sans cesse encense mon âme, l’élève vers Toi et T’attire vers elle.

Penche-Toi, mon Roi, que je Te confie mon secret le plus cher, ma prière la plus secrète, mon désir le plus priant. Tu es l’objet de toutes mes prières, de tous mes souhaits. Hormis Toi, je ne souhaite rien ; en vérité je ne souhaite rien que Toi.

 

Que puis-je requérir de Toi qui de Toi ne m’éloignerait ?

Etre le maître de quelques astres ? Ne vais-je pas régner sur tous les astres avec Toi ?

Etre le premier parmi tous les hommes ?

Quelle honte pour moi quand Tu me placeras à Ta table en dernière position !

Que des millions de bouches me fêtent ?

Quelle horreur pour moi quand toutes ces bouches s’empliront de terre !

Que je m’entoure des choses les plus précieuses de la terre ?

Quelle humiliation pour moi que ces choses me survivent et qu’elles luisent tandis que l’obscurité de la terre remplira mes yeux !...

 

« Pourquoi prier, demandent mes voisins, puisque Dieu n’exauce pas les prières ? »

Et je leur dis : « Votre prière n’est pas une prière mais une mendicité.

Vous priez Dieu pour qu’Il vous donne non pas Dieu mais le diable.

C’est pourquoi la Sagesse Céleste ne reçoit pas les prières de votre langue. »

« Pourquoi prier, maugréent mes voisins, puisque Dieu sait d’avance ce qu’il nous faut ? »

Et avec tristesse je réponds : « En vérité, Dieu sait que vous n’avez besoin que de Lui seul.

A la porte de votre âme, Il attend pour entrer.

Par la prière, la porte s’ouvre pour l’entrée du Roi majestueux.

Ne vous dites-vous pas l’un à l’autre à la porte : ‘Je vous en prie, entrez ?’ »

Dieu ne demande pas la gloire pour Lui mais pour vous.

A Sa Gloire, tous les mondes ne peuvent rien ajouter, vous encore moins.

Votre prière vous célèbre vous et non pas Dieu.

En Lui est la plénitude et la grâce. Toutes les paroles bonnes qui, par la prière,

Lui sont adressées, vous sont rendues doublement.

 

Ô mon Roi lumineux, mon Dieu, Toi seul je prie et devant Toi je me prosterne.

Déverse-Toi en moi comme le ruisseau tumultueux dans le sable assoiffé.

Pourvu que Tu te déverses, eau vivifiante, et l’herbe alors poussera facilement sur le sable et les brebis blanches brouteront l’herbe.

Pourvu que Tu te déverses dans mon âme aride, Ô ma Vie, mon Salut !

 

 

 

« Prières sur le lac » de saint Nicolas Vélimirovitch, l’Age d’homme, p.70-71

 


Message du Samedi 2 Mai 2020 - Saint Athanase le Grand, pape d’Alexandrie, père de l’Eglise (373)

 

Le combat intérieur

 

Dans le cadre de la stratégie thérapeutique qui vise à guérir l’homme de ses maladies spirituelles et à lui faire recouvrer la santé, le combat contre les pensées occupe une place centrale. S’abstenir de toute action mauvaise, ne plus commettre aucun péché d’action, n’est qu’une première étape et ne saurait suffire : il convient d’éviter de s’abstenir également de toute pensée mauvaise afin d’éviter les péchés en pensée. « Je vous en prie, frères, réprimons les pensées tout comme nous réprimons les actes » conseille un Ancien. Cela est d’autant plus nécessaire que tous les péchés que l’homme commet par action ont leur source première dans des pensées mauvaises, que celles-ci impliquent presque toujours ceux-là...

C’est par ce biais que les démons exercent leur action sur l’homme : « Ceux qui sans cesse poursuivent notre âme pour la faire tomber dans le péché par la pensée ou par l’action, utilisent les pensées passionnées » fait remarquer saint Maxime le Confesseur qui explique : « Des passions cachées dans l’âme, les démons reçoivent les moyens de susciter en nous les pensées passionnées. Puis, par ces pensées, ils assaillent l’esprit et de vive force le poussent à une attitude de soumission au péché. Une fois dominé, ils l’amènent au péché en pensée, puis ce péché accompli, ils le précipitent au péché en action. »

C’est en conséquence aux pensées qu’il convient de s’attaquer si l’on veut mettre fin aux péchés extérieurs et intérieurs, mais aussi si l’on veut délivrer l’âme des passions. Il serait vain de combattre les passions en s’attaquant seulement à leurs manifestations extérieures car ces dernières ont leur racine dans les pensées, et si ces dernières subsistent dans l’âme, d’autres actes en procèderont de nouveau inévitablement.

 

Il serait vain par ailleurs de croire, sous prétexte que les passions nous attachent aux réalités sensibles et s’appliquent à des objets, qu’il suffirait de s’éloigner d’eux pour les anéantir elles-mêmes. En effet, ce ne sont pas les objets en eux-mêmes qui sont mauvais, c’est le mauvais usage que nous faisons d’eux en raison de nos représentations erronées... Ce n’est pas aux objets qu’il convient de s’attaquer mais à leurs représentations qui sont en nous, lesquelles sont rendues présentes par la mémoire et l’imagination alors même que les objets sont absents. Les saints ascètes ont constaté que les passions se nourrissent fondamentalement de pensées et d’imaginations, non seulement de celles qu’elles suscitent elles-mêmes, mais encore de celles que les démons proposent à l’homme : « D’abord naissent les pensées, puis les passions se montrent » constate saint Dorothée de Gaza. Toutes ces raisons font que ce qui doit occuper l’homme soucieux de sa guérison et de son salut, c’est la lutte contre les pensées, que les Pères appellent encore « combat intérieur », « combat invisible », « combat de l’esprit », « combat et guerre du cœur », lequel constitue « l’ascèse spirituelle », « l’œuvre de l’esprit », seul moyen de purifier l’âme de ses péchés et de la guérir de ses passions.

 

Comme tous les Pères, saint Jean Chrysostome souligne l’importance en même temps que la dureté de ce combat : « Aucune nation sauvage ne fait une guerre aussi acharnée que les mauvaises pensées et les passions déréglées qui font leur séjour dans l’âme... Et rien n’est plus fatal à la santé, à la force du corps, que les infirmités qui s’y développent intérieurement ; les villes ont moins à souffrir de la guerre étrangère que de leurs dissensions intestines ; de même l’âme n’a pas tant à redouter les pièges qui lui sont tendus dans le monde que les maladies dont elle a fourni le germe elle-même. »

Parce que les pensées sont entretenues, suscitées, sinon proposées par les démons, le combat contre les pensées apparaît en même temps comme un combat contre les démons – les Pères assimilent souvent les pensées passionnées aux démons eux-mêmes -. Ce combat ne fait que répondre à la véritable guerre offensive, permanente et sans merci que les démons entreprennent contre l’homme. Saint Philotée le Sinaïte décrit ainsi : « Il est une guerre que mènent secrètement les esprits du mal et qui les met aux prises avec l’âme à travers les pensées. Comme l’âme est elle-même invisible, ces puissances malveillantes, s’adaptant à sa nature, se portent vers elle en menant cette guerre invisible. Et il est possible de voir, entre ces puissances et l’âme, une guerre terrible, l’engagement dans les combats et, de part et d’autre, des victoires et des défaites. » Le caractère subtil des pensées, les ruses mises en œuvre par les démons pour s’aliéner les hommes, la difficulté du combat à mener et son enjeu font que « l’art de combattre les pensées est considéré par les Pères comme la « science des sciences et l’art des arts ». Ils ont été amenés à mettre au point une stratégie très précise fondée sur une connaissance exacte des adversaires et de leurs moyens d’action, c’est-à-dire de la nature des pensées et du processus de leur apparition et de leur implantation dans l’âme.

 

« Thérapeutique des maladies spirituelles » de J.C. Larcher, éditions du Cerf, p. 511-515

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Prier, c’est renoncer à traquer la lumière et dans la nuit qui dure, nous laisser respirer par le Souffle.

Le laisser délacer inlassablement les costumes étriqués que nous obligeons la vie à porter,

Le laisser défaire les corsets de notre haine.

 

Prier, c’est renoncer à être des dévorants, même de lumière.

Renoncer à être des porte-drapeaux, même de lumière.

Renoncer à posséder l’amour, à détenir la clarté, à faire des réserves de paix.

L’eau de Dieu quand nous la retenons devient une boue mortelle

et nous mourons sous son poids mort.

 

Laissons le Souffle nous délivrer de l’emprise de nos richesses.

Apprenons de Lui matin après matin à être à jamais des manquants, des manquants de tout ;

abandonnons ce que nos mains détiennent pour les rendre à la caresse ;

abandonnons ce que nos cœurs possèdent pour les rendre à l’amour.

A l’amour inconnu...

 

Dans le Souffle vivant, laissons-nous devenir enfin des demandants, n’ayons rien qui soit à nous et apprivoisons la joie.

Laissons-nous mettre au monde de ce jour,

ce jour à nul autre pareil. Ce jour, irremplaçable étreinte de Dieu...

 

« Un cœur sans rempart » de Marie-Laure Choplin, Labor et Fides, p. 83-84

 


Message du Vendredi 1er Mai 2020 - Fête de notre Dame du Labeur et des saints Philippe et Jacques apôtres et martyrs

 

L’union à Dieu dans la prière...

 

Dans l’Eglise Orthodoxe, l’union à Dieu est conçue comme une véritable déification que les auteurs spirituels, à la suite des Pères de l’Eglise, expriment volontiers par des métaphores qui suggèrent une réelle compénétration du divin et de l’humain ; métaphores telles que, par exemple, celle du fer rouge, du fer pénétré par le feu, du fer qui reste fer et qui cependant acquiert les propriétés, la luminosité, la chaleur du feu. Ou encore celle du charbon ardent, ou du cristal illuminé par les rayons du soleil.

Envisageant cette déification dans le degré le plus élevé qui puisse être atteint dans la vie présente, voici comment s’exprime saint Maxime le Confesseur (580-662), l’un des Pères qui ont exposé avec le plus d’exactitude et de profondeur cette doctrine de l’union de l’homme avec Dieu : « L’homme déifié ne veut plus rien de lui-même : il est comme l’air, tout entier pénétré par le feu [...]. C’est ce que le Sauveur a dit au Père, en réalisant pour lui-même le type, le modèle, l’exemplaire de ce que nous devons être. ‘’Non pas comme je veux, mais comme Tu veux’’ (Matthieu 26, 39). Et après lui, l’admirable Paul disait comme s’il se reniait lui-même et ne savait plus s’il avait une vie à lui : ‘’Si je vis, ce n’est plus moi, mais le Christ qui vit en moi’’ (Galates 2, 20). Ainsi, il n’y a plus en toute choses qu’une seule et même énergie commune à Dieu et ceux qui en sont dignes, ou plutôt, cette énergie est celle de Dieu seul, puisque tout entier, il compénètre ceux qui en sont dignes, selon qu’il convient à sa bonté. »

 

Ce texte fait allusion à une doctrine qui est fondamentale dans la tradition orthodoxe : la distinction, en Dieu, entre l’essence et l’énergie. Elle signifie qu’il existe en Dieu, d’une part une réalité mystérieuse qui est au-delà de toute connaissance, de toute communication, qu’on peut appeler « l’essence divine »; et, d’autre part, le rayonnement de cette essence, véritablement divin, incréé, qui est quelque chose de Dieu (si l’on peut s’exprimer ainsi) qui peut être communiqué à la créature. La déification de l’homme s’accomplit ainsi par sa pénétration par cette « énergie » divine, par ce rayonnement en lui de la divinité. Cependant, cette union de l’énergie divine et de l’énergie humaine se réalise de deux manières différentes, selon le stade de la vie spirituelle auquel l’homme est parvenu. Durant les premières étapes de la vie spirituelle – appelées praxis - l’énergie divine agit déjà dans l’homme, mais sa présence n’est pas encore perçue ; l’ascète a l’impression d’avancer à force de rames, en se faisant violence et selon un « mode humain », comme si tout dépendait de lui ; mais lorsqu’il est vraiment mort à lui-même, parvenu à l’humilité parfaite, il n’a plus qu’à tendre la voile et à se laisser mener par l’énergie divine ; il devient en quelque sorte « passif » sous le souffle de l’Esprit Saint et fait le bien avec aisance et facilité selon un « mode divin » et sa connaissance de Dieu devient intuitive et savoureuse (théôria). C’est en ce sens que saint Maxime dit, dans le texte cité, qu’il n’y a plus en l’homme qu’une seule énergie, l’énergie divine. C’est alors que l’on peut dire, en donnant aux mots toute leur force, que l’être humain est déifié.

 

« Les chemins du cœur » de l’Archimandrite Placide Deseille, Monastère Saint-Antoine le Grand, p.140-141.

 

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Là, j’ai trouvé le Christ...

 

Qui donc, s’il possède le Christ,

a encore besoin de quelque autre des biens de la vie présente ?

Qui, s’il a la grâce de l’Esprit dans son cœur,

ne possède, habitant en lui, la Trinité vénérable qui l’illumine et le rend dieu ?

Qui donc, devenu dieu par la grâce de la Trinité,

penserait qu’il a encore quelque chose de plus glorieux que de célébrer la liturgie ?

 

Si tu avais vu le Christ et si tu avais reçu l’Esprit

et si, grâce à tous deux, tu avais été conduit au Père,

tu connaîtrais ce que je dis et ce que je t’exprime,

que le service divin est grand et redoutable et qu’il dépasse toute gloire, illumination,

commandement et puissance, richesse, pouvoir et toute royauté,

lorsqu’on célèbre, avec la conscience d’un cœur pur,

en l’honneur de la Trinité pure, sainte et immaculée.

 

C’est là qu’est le Paradis, là, l’arbre de Vie,

Là, le pain de douceur, là, la boisson divine.

Là, j’ai trouvé le Christ qui m’a procuré ces biens

et je l’ai suivi de toute mon âme.

Là, j’ai mangé la manne et le pain des anges

et je n’ai plus rien désiré d’humain.

Là, j’ai vu comment impassiblement mon Dieu a souffert la passion

et comment il est mort, lui l’immortel,

et est sorti du tombeau sans briser les sceaux.

Là, j’ai vu la vie future et l’immortalité que le Christ accorde à ceux qui le cherchent

et j’ai découvert qu’était en moi le Royaume des Cieux qui est le Père, le Fils et l’Esprit,

la divinité inséparable en trois Personnes.

 

« Prière mystique » de saint Syméon le Nouveau Théologien, éditions du cerf, p.68-69.

 


Message du Jeudi 30 Avril 2020 - Saint Chéron, mart. à Chartres (~480)

 

La vie éternelle est déjà commencée...

 

Tu as donc appris, mon ami, que le royaume des cieux est intérieur à toi, si tu le veux, et que tous les biens éternels sont dans tes mains. Empresse-toi donc de voir, de saisir et d’obtenir en toi les biens tenus en réserve et prends garde en t’imaginant les posséder de ne pas être privé de tout ; gémis, prosterne-toi ; comme l’aveugle autrefois, dis maintenant, toi aussi : « Aie pitié de moi, Fils de Dieu, et ouvre-moi les yeux de l’âme, afin que je voie la lumière du monde que Tu es, Dieu, et que je devienne moi aussi, fils du jour divin. Envoie le consolateur, Ô clément, sur moi aussi, afin qu’Il m’enseigne Lui-même ce qui Te concerne et ce qui Tien, Ô Dieu de l’univers. Reste, comme Tu l’as dit, en moi aussi, afin que je devienne à mon tour digne de rester en Toi et que sciemment j’entre alors en Toi et que sciemment je Te possède en moi. Daigne, Ô invisible, prendre forme en moi, afin qu’en voyant Ta beauté inaccessible, je porte Ton image, Ô céleste, et que j’oublie toutes les choses visibles. Donne-moi la Gloire que T’a donnée, Ô miséricordieux, le Père, afin que, semblable à Toi comme tous Tes serviteurs, je devienne dieu selon la grâce et que je sois avec Toi continuellement, maintenant et toujours et pour les siècles sans fin. »

 

Oui, mon frère bien-aimé, crois et sois persuadé qu’il en est ainsi et que telle est notre foi. C’est en cela que consiste, crois-le, de renaître, d’être rénové et de vivre dans le Christ. Nous étions morts et nous revenons à la vie ; corruptibles, et nous passons à l’incorruptibilité ; mortels, et nous sommes transportés dans l’immortalité ; terrestres, et nous devenons célestes ; charnels nés de la chair, et nous devenons spirituels, engendrés et créés à nouveau par l’Esprit-Saint.

Voilà donc ce qu’est la nouvelle création dans le Christ. Voilà ce qui s’accomplit et se réalise chaque jour chez les fidèles et les élus véritables. Ils communient à tous ces biens partiellement tant qu’ils sont dans le corps, et ils le font de manière consciente. De plus, ils espèrent aussi les recevoir en héritage après la mort, en toute plénitude et certitude. En effet, si l’on nous enseigne sans cesse que nous mangeons et buvons le Christ, que nous le revêtons, que nous le voyons et qu’en retour Il nous voit ; si, encore, nous savons que nous Le possédons en nous et que nous, de notre côté, nous demeurons en Lui, en sorte qu’Il est en nous à demeure et que nous sommes de notre côté à demeure en Lui ; si, en outre, nous devenons Ses enfants et Lui, notre Père, s’Il est la Lumière qui brille dans les ténèbres et si nous disons que nous Le voyons selon la Parole : « Le peuple assis dans les ténèbres a vu une grande lumière », alors, s’il nous arrivait de dire que cela ne se produit nullement en nous, ou que cela se produit bien, mais de manière mystérieuse et insensible, sans que nous en sachions rien, en quoi sommes-nous différents de cadavres ?

 

Oh non ! Ne nous laissons pas aller nous-mêmes à l’incrédulité jusqu’à descendre dans un abîme de perdition ; et même si jusqu’ici vous n’avez pas eu l’espoir d’acquérir de pareils biens et que, pour cela, vous n’avez rien demandé, à présent du moins, après avoir tout d’abord cru à la réalité de ces biens et à leur conformité avec les divines Ecritures, soyez pleinement assurés que, dès ici-bas, consciemment, nous est donné à nous, fidèles, le sceau du Saint-Esprit. Ayant cru, courez alors pour atteindre le but ; luttez, mais non en battant l’air ; de plus, « demandez et on vous donnera, frappez et l’on vous ouvrira » (Matthieu 7, 7), soit ici-bas, soit dans le siècle à venir.

 

« Prière Mystique » de saint Syméon le Nouveau Théologien, éditions du Cerf, p. 95-97

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Ce n’est pas à nous de nous détourner de nous-mêmes.

Notre travail, c’est de nous donner à rencontrer Dieu et Lui nous emmène où Il veut.

Ce que nous pouvons, c’est abandonner tout marchandage

et lui donner notre cœur à apprivoiser, à toucher, à ouvrir, à fleurir.

Ce que nous pouvons, c’est prier au matin, sous toutes les lumières.

 

Prier tous les jours, à la même heure, la même durée, dans le même lieu :

éliminer définitivement les délibérations qui nous retiennent à quai

et choisir de venir là dans le silence vivant de Dieu, et Le laisser faire avec nous.

 

Descendre gaiement dans notre maison comme elle est,

son fouillis, son clinquant, ses œuvres de mauvais goût.

Prêter attention à la vie. Bravement.

Laisser le fleuve de Dieu parcourir nos terres, embrasser le corps de nos vies sous toutes ses saisons, soutenir nos existences dans la maille fine des jours.

 

Laisser l’eau de Dieu commencer notre vie sans cesse.

Ce n’est pas un pansement qui répare, ce n’est pas une éponge qui efface,

ce n’est pas une béquille qui compense, ce n’est pas une machine à retourner en arrière, c’est la vie qui s’offre, en échange de rien.

 

Nous établir dans son courant, sans mot, sans étendard, sans justification.

Y demeurer.

Y puiser l’abandon, y puiser l’élan, donner une chance à la vie.

Et nous laisser couler de source...

 

« Un cœur sans rempart » de Marie-Laure Choplin, Labor et Fides, p. 95-96

 

Message du Mercredi 29 Avril 2020 - Saints Alexandre et Epipode, martyrs à Lyon (177)

 

L’Hésychia et le silence dans la prière

 

Un apophtegme des Pères du désert raconte une visite de Théophile, archevêque d’Alexandrie, aux moines de Scété. Désireux d’impressionner leur vénérable hôte, « les frères qui s’étaient assemblés firent appel à Abba Pambo : ‘Dis une parole au pape, pour qu’il soit édifié.’ L’ancien leur dit : ‘S’il n’est pas édifié par mon silence, il ne sera pas édifié non plus par ma parole. » Cette histoire est emblématique. Elle montre bien l’importance extrême que la tradition du désert accorde à l’hesychia, qualité de repos et de silence. « Dieu a préféré l’hesychia à toutes les autres vertus » dit un autre apophtegme. « Une eau boueuse ne peut se clarifier si elle est constamment remuée ; de même, il est impossible de devenir moine sans l’hesychia », précise saint Nil d’Ancyre. Cela dit, l’hesychia a une signification qui dépasse largement le simple mutisme. Elle peut être comprise de plusieurs manières, à différents niveaux d’intériorité :

 

- A l’origine, le mot hésychaste désigne un ermite vivant dans la solitude par opposition au membre d’une communauté cénobitique. C’est la signification que l’on retrouve chez les Pères du désert. Ici, l’hésychia prend son sens le plus extérieur ; elle renvoie, en termes d’espace, à la relation qu’un être humain entretient avec ses semblables.

 

- Plus spécifiquement, à un niveau toujours spatial et extérieur, mais avec une dimension plus intérieure et spirituelle, l’hésychia renvoie à la situation de l’être de prière dans sa cellule, qu’il soit ermite ou cénobite... Cadre extérieur de l’hésychia, la cellule est d’abord un atelier de la prière incessante, un sanctuaire, un lieu de rencontre entre l’être humain et Dieu... Ainsi, le sens de l’hésychia s’intériorise peu à peu. A travers la spiritualité de la cellule, elle renvoie non seulement à une condition extérieure et physique mais à un état de l’âme. Elle désigne l’attitude de celui ou celle qui, dans son cœur, se tient devant Dieu. Comme le dit Théophane le Reclus (1815-1894), « la chose principale, c’est de demeurer devant Dieu, avec l’intellect dans le cœur, et de continuer à se tenir ainsi devant Lui, sans cesse, jour et nuit, jusqu’à la fin de sa vie. »

 

- D’une manière encore plus intérieure encore, l’hésychia signifie le « retour à soi-même ». C’est la définition classique proposée dans toute sa plénitude par saint Jean Climaque (+650) : « L’hésychaste est celui qui aspire à circonscrire l’incorporel dans une demeure corporelle, suprême paradoxe. » L’hésychaste, dans le vrai sens du terme, n’est pas celui ou celle qui a séjourné extérieurement au désert, mais celui ou celle qui a voyagé à l’intérieur de son propre cœur. Il n’est pas celui ou celle qui s’est coupé physiquement des autres, fermant la porte de sa cellule, mais celui ou celle qui s’est « retourné(e) à l’intérieur de lui-même ou d’elle-même », fermant la porte de son esprit. Il est « rentré en lui-même » dit saint Luc (15, 17) du fils prodigue. C’est exactement ce que fait l’hésychaste. Il répond à la parole du Christ : « Le Royaume de Dieu est en vous » (Luc 17, 21). Il cherche à « veiller sur son cœur, car c’est de lui que jaillit la vie » (Proverbes 4, 23). Si l’hésychaste est donc bien un(e) solitaire vivant dans le désert, la solitude n’est pas un lieu géographique, mais un état de l’âme. Le véritable désert gît au fond du cœur. Saint Basile le Grand (+379) a très bien décrit ce « retour en soi-même » : « Quand l’esprit ne se dissipe plus parmi les choses extérieures, et qu’il ne s’éparpille plus dans le monde à travers ses sens, il retourne en lui-même et s’élève à la pensée de Dieu. » Saint Isaac (VIIème siècle) exhorte de même : « Sois en paix dans ton cœur, et le ciel et la terre seront en paix avec toi. Efforce-toi d’entrer dans le trésor qui est en toi, et tu verras le trésor des cieux ; car ils sont un et identiques, et, entrant dans l’un, tu contempleras les deux. L’échelle du Royaume de Dieu est en toi, cachée dans ton âme. Plonge profondément en toi, loin du péché, et tu trouveras l’échelle par laquelle tu pourras t’élever... »

 

« Le Royaume intérieur » de Mgr Kallistos Ware, le Cerf, le sel de la terre, p. 82-85

 

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Je me souviens que « celui-là doit aimer davantage à qui l’on a le plus remis.

Aussi je tâche que ma vie soit un acte d’amour et je ne m’inquiète plus d’être une petite âme ; au contraire, je m’en réjouis...

 

Ma voie est toute de confiance et d’amour, je ne comprends pas les âmes qui ont peur d’un si tendre Ami... Quand je prends l’Ecriture Sainte, tout me semble lumineux ; je vois qu’il suffit de reconnaître son néant et de s’abandonner comme un enfant dans les bras du bon Dieu...

Je me réjouis d’être petite, puisque les enfants seuls et ceux qui leur ressemblent seront admis au banquet céleste...

 

« Une tendresse ineffable » de sainte Thérèse de Lisieux, éditions du Cerf, p. 34 et 94

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C’est avec sa voix que François séduit. C’est avec sa voix de chair qu’il attire les loups et les hommes qui sont pires que les loups. Mais ce souffle angélique de la chair, cette voix charnelle de l’âme, comment l’entendre, sept siècles après ?

Elle s’est éteinte avec le corps qui la portait.

Le chant s’en est allé avec l’oiseau.

On a bien gardé quelques plumes, des reliques.

La laine d’un vêtement et la coquille d’un crâne.

Mais la voix fait défaut, à jamais.

Plus d’oiseau, plus de chant...

Reste la lumière où le chant s’égarait, cette lumière inusable de chaque jour dans la vie, la même lumière depuis des siècles, le nom si vieux de cette lumière si jeune, ce nom aveugle dans toutes les langues, cette blancheur dans toutes les voix – Dieu.

Reste Dieu, vieux soleil à partir de quoi tout peut être réveillé, et l’oiseau, et le chant...

 

« Le Très-Bas » de Christian Bobin, éditions Gallimard, p. 105


Message du Mardi 28 Avril 2020 - Saint Aphrodise, 1er évêque de Béziers, martyr (251)

 

Le sens du silence.

 

Nos contemporains ressentent fortement, me semble-t-il, le besoin, peut-être même l’extrême urgence de recouvrer dans leur vie une dimension spirituelle. Ils ont le sentiment que, à défaut de recouvrer cette dimension spirituelle, leur vie tout entière leur échappera. En répondant à ce sentiment, il faut que soit parfaitement clair qu’un engagement à des valeurs spirituelles ne constitue en aucune manière un rejet des réalisations ordinaires de l’existence. En vérité, c’est exactement le contraire. L‘attachement à la réalité spirituelle est simplement un attachement à la réalité et le moyen d’apprécier réellement la merveille de toute vie, le moyen d’arriver à comprendre le fait extraordinaire du mystère même de la Vie...

S’engager sur le sentier spirituel, c’est apprendre à goûter la vie comme un voyage d’exploration. Telle est indéniablement mon expérience : si on emprunte le chemin de la méditation avec la détermination d’adhérer profondément à sa vie intérieure cachée, alors chaque jour révèle de nouvelles dimensions de cette vie et en apporte une plus grande compréhension.

 

Pour emprunter ce sentier spirituel, il faut apprendre à être silencieux. Cela exige que nous explorions le silence profond. Le problème de la désaffection de la religion à notre époque vient en partie de ce que la religion fait usage, dans ses prières et rites, de mots qui doivent être chargés de sens, suffisamment pour toucher les cœurs, orienter dans de nouvelles directions et transformer les vies. Ils ne peuvent être chargés de cette qualité de sens que s’ils jaillissent de l’esprit, et l’esprit exige le silence. Nous avons tous à nous servir de mots, mais pour nous en servir avec autorité, il nous faut être silencieux. Nous avons tous besoin de religion, nous avons tous besoin de l’Esprit. La méditation est le chemin qui mène au silence parce qu’il chemin de silence. Elle est la voie de l’invocation du Saint Nom qui nous conduit à un silence tel qu’il charge à la fin tous les mots de sens. Nul besoin d’être trop abstrait en cette matière. Tous, nous nous savons souvent capables de réussir à connaître plus profondément une autre personne dans le silence. Etre silencieux avec une autre personne est une profonde expression de confiance et de loyauté ; on ne se sent obligé de parler que si la confiance fait défaut. Etre silencieux avec une autre personne, c’est être authentiquement avec cette personne. Rien ne développe aussi efficacement la confiance mutuelle entre gens qu’un silence détendu et créateur. Rien ne trahit plus dramatiquement l’inauthenticité qu’un silence, non pas créateur, mais pesant.

Il nous faut tous apprendre, je crois, que nous n’avons pas à créer le silence. Le silence est là, en nous. Il s’agit pour nous de l’épouser, de devenir silencieux, de devenir silence.

Nous permettre de devenir assez silencieux pour laisser émerger ce silence intérieur, tels sont l’objet et le défi de la méditation. Le silence est la langue de l’Esprit.

Ces mots de saint Paul aux Ephésiens sont chargés de la puissance du silence : « C’est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité, au ciel et sur la terre, tire son nom. Qu’il daigne, selon la richesse de Sa Gloire, vous armer de puissance par Son Esprit pour que se fortifie en vous l’homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l’Amour. » (Ephésiens 3, 14-17) Les mots que nous employons, en tentant de transmettre le message chrétien dans l’expérience chrétienne, doivent être chargés de force et de puissance, mais ceci n’est possible que s’ils jaillissent du silence de l’Esprit en notre for intérieur. Apprendre à dire les mots de l’invocation en vous détachant de tout mot, idée, image ou phantasme, c’est apprendre à épouser la présence de l’Esprit qui habite au plus profond de votre cœur, qui y habite amoureusement. L’Esprit de Dieu habite nos cœurs de silence et c’est dans l’humilité et la foi que nous devons épouser cette présence silencieuse. Saint Paul termine ainsi ce passage aux Ephésiens : « Et vous entrerez par votre plénitude dans toute la Plénitude de Dieu. » Telle est notre destinée.

 

« Le chemin de la méditation » de John Main, éditions Bellarmin, p.125-127

 

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J’ai appris à Te deviner comme on écrit.

 

En faisant confiance à l’inconnu.

En effaçant à mesure tous les échafaudages.

En déchirant les pages inutiles.

En évitant les mots qui croient savoir.

En me tenant dans l’humilité de ce qui parle en moi ou qui se tait.

En me laissant porter par le courant, jusqu’à couler peut-être.

 

J’ai appris à Te perdre, pour Te trouver.

 

« Le Christ aux silences » de Jean Lavoué, Editions Anne Sigier, p. 69

 


Message du Lundi 27 Avril 2020 - Saint Alpinien, martyr à Limoges, apôtre du Limousin (250)

 

Dans la prière, l’important c’est l’intensité...

 

Ce qui est important dans la prière n’est pas la durée, mais l’intensité. Priez, ne serait-ce que cinq minutes, mais en vous donnant à Dieu avec amour et désir. Il se peut que quelqu’un prie toute la nuit, et un autre uniquement cinq minutes et que cette prière de cinq minutes soit supérieure. C’est un mystère, mais c’est ainsi. Ecoutez-moi, mes enfants, que je vous donne un exemple. Un moine marchait dans le désert et il rencontra un autre moine. Il se saluèrent :

- Comment ça va chez vous ?

- Nous souffrons d’une sécheresse. Nous sommes dans l’abattement.

- Et qu’avez-vous fait ? Avez-vous prié ?

- Oui.

- A-t-il plu ?

- Non, il n’a pas plus.

- Il me semble, dit-il, que vous n’avez pas prié longuement. Faisons ici encore une petite prière à Dieu afin qu’Il nous aide.

 

Et comme ils étaient là, ils commencèrent à prier. Aussitôt arriva un petit nuage qui grandissait, qui devint sombre et descendit très bas ; et voilà qu’il se mit à pleuvoir abondamment. Qu’arriva-t-il ? Ont-ils prié longuement ? La prière qui fit venir la pluie avait été courte mais intense. « Avec douleur et intensité » comme disait saint Macaire. Saint Macaire priait longuement de toute son âme, de tout son cœur et de toute son intelligence. Il s’adonnait corps et âme à l’adoration. Il lui arrivait de prier en étendant ses bras et de rester dans cette position, comme desséché par une extrême tension. De même celui qui maudit et lève sa main contre quelqu’un d’autre peut lui transmettre le mal.

 

Quelqu’un me dit un jour : « Nous voulons que tu pries pour nous. » Je lui répondis : « Je prierai avec mon cœur, je prierai le Seigneur avec humilité, ‘avec sagesse’ ». Il me dit : « Mais que signifie ‘avec sagesse’ » ? Je lui répondis : « C’est-à-dire d’une prière consciente, avec concentration de l’esprit. Une fois, il y avait sur une place une foule amassée qui demanda au prophète David de lui parler, parce que quelque chose d’important était arrivé. Tout le monde criait. Alors le prophète sortit et leur dit : ‘Chantez un psaume pour notre Dieu, chantez un psaume ; chantez un psaume pour notre Roi, chantez un psaume. Car Dieu est le Roi de toute la terre ; chantez un psaume avec sagesse.’ » (Psaume 46, 8)

Il fut content de ma réponse et me dit : « Où est-ce que cela se trouve dans l’Ecriture pour que je puisse la trouver ? Quel psaume est-ce ? » Je pense que cela commence ainsi : « Toutes les nations battez des mains, acclamez Dieu avec des cris de joie... » (Psaume 46, 1)

L’homme de Dieu transforme tout en prière. Confions tous nos problèmes, qu’ils soient matériels ou corporels, absolument tout à Dieu. Comme nous le disons dans la Divine Liturgie : « ...Et confions toute notre vie au Christ notre Dieu. » Nous Te confions toute notre vie, à Toi, Seigneur. Qu’il m’arrive tout ce que Tu veux. « Que Ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. »

L’homme de Dieu transforme tout en prière. Les difficultés et la tristesse, il les fait prières. Quoiqu’il lui arrive, il commence tout de suite : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi. » La prière est bénéfique en toute chose, même dans les situations les plus simples. Par exemple, si tu souffres d’insomnie, ne pense pas au sommeil. Lève-toi, sors et reviens de nouveau dans ta chambre, couche-toi comme si c’était la première fois, sans te demander si tu vas dormir ou non. Concentre-toi, dis la doxologie et ensuite par trois fois : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi » et ainsi le sommeil te viendra.

 

La prière arrange tout. Mais il faut que tu aies l’amour, la flamme pour la prière. N’aie pas d’angoisse, mais aie confiance dans l’amour et la providence de Dieu. La vie spirituelle embrasse tout. Tout est sanctifié, les choses bonnes, ainsi que les difficultés, les affaires matérielles ainsi que les spirituelles, et tout ce que vous faites, faites-le pour la Gloire de Dieu. Quand tu es en prière, tout arrive comme il convient. Par exemple, tu fais la vaisselle et tu ne casses rien. La grâce de Dieu vient en toi. Quand tu as la grâce, tout se fait avec joie, sans peine.

Quand nous prions continuellement, Dieu nous illumine sur ce qu’il faut faire en toutes circonstances, même dans les situations les plus difficiles. Dieu le dira au-dedans de nous. Dieu trouvera la solution. Nous pouvons bien sûr ajouter le jeûne à la prière. C’est-à-dire que quand nous avons un problème difficile ou un dilemme, avant de le résoudre, il faut beaucoup prier et jeûner. C’est ainsi que j’ai fait moi-même bien des fois.

Quand nous faisons des intercessions pour d’autres personnes, faisons-le discrètement, par une prière « dans le secret ». Beaucoup de tracas ne facilitent pas la prière. Laissez de côté les coups de téléphone, les communications fréquentes et les bavardages avec les autres. Prions, prions avec amour. Pour aider les gens, il vaut mieux le faire de loin par la prière. Ainsi, nous les aiderons de la meilleure manière, de la manière la plus parfaite.

 

« Sur la prière » de Geron Porphyron, Cahiers de saint Silouane l’Athonite 13, Le sel de la terre p. 94-96

 

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Votre Jouissance du Monde n’est ce qu’elle doit être que lorsque vous vous éveillez chaque Matin au Paradis,

lorsque vous vous voyez dans le Palais de votre Père ; lorsque vous contemplez les Cieux,

la Terre et l’Air comme autant de Joies Célestes, ayant une telle Estime pleine de Révérences pour tout

comme si vous étiez parmi les Anges. L’Epouse d’un Monarque dans la Chambre de son Mari,

n’a pas autant de Raisons d’être Ravie que vous.

 

« Les centuries » de Thomas Traherne, Arfuyen, p. 25

 


Message du Dimanche 26 Avril 2020 - Saint Riquier, abbé de Centule en Picardie (645)

 

Le but de la méditation...

Texte en rappel (page d'accueil)

 

Quel est le but de la méditation pour autant qu’elle est « la prière du cœur » ?

 

Dans la « prière du cœur », nous cherchons d’abord le fondement le plus profond de notre identité en Dieu. Nous ne faisons pas de raisonnements sur les dogmes de la foi ni sur les « mystères ». Nous cherchons plutôt à parvenir à une saisie existentielle directe, à une expérience personnelle des vérités les plus profondes de la vie et de la foi, nous découvrant ainsi nous-mêmes dans la vérité de Dieu. La certitude intérieure dépend de la purification.

La nuit obscure rectifie nos intentions les plus profondes. Dans le silence de cette « nuit de la foi », nous retournons à la simplicité et à la sincérité du cœur. Nous y apprenons le recueillement qui consiste à écouter pour connaître la volonté de Dieu dans une attention simple et directe de la réalité. Le recueillement est une prise de conscience de l’inconditionnel. Prier signifie alors désirer ardemment la simple Présence de Dieu, une compréhension personnelle de Sa Parole, la connaissance de Sa Volonté et la capacité de L’écouter et Lui obéir. C’est donc quelque chose de bien plus grand que de formuler des demandes pour obtenir des biens étrangers à ce qui nous touche le plus profondément.

 

Notre désir et notre prière devraient se résumer dans ces mots de Saint Augustin : « Que je Te connaisse et que Tu me connaisses ! » Nous voudrions parvenir à une connaissance vraie et aimante de Dieu, notre Père et notre Rédempteur. Nous voudrions nous perdre nous-mêmes dans Son Amour et nous reposer en Lui. Nous voudrions entendre Sa Parole et y répondre de tout notre être. Nous voudrions connaître Sa volonté miséricordieuse et nous soumettre à tout ce qu’elle demande. Telles sont les visées et le but de la meditatio et de l’oratio. Cette préparation à la prière peut se prolonger par la récitation lente, « sapientielle » et aimante d’un psaume préféré, en nous arrêtant sur le sens profond que les mots en ont pour nous dans le moment présent.

 

A ce que disent les pères du monachisme, toute prière, toute lecture, toute méditation et toutes les activités de la vie monastique ont pour but d’acquérir la pureté du cœur, don inconditionnel et totalement humble de nous-mêmes à Dieu, acceptation totale de nous-mêmes tels que Dieu nous veut, et de notre condition telle qu’Il la veut. Cela veut dire renoncer à toute image trompeuse de nous-mêmes, à toute estimation exagérée de nos aptitudes personnelles pour obéir à la volonté de Dieu, telle qu’elle nous parvient à travers les difficiles requêtes de la vie en sa vérité exigeante. La pureté de cœur est alors corrélation avec une nouvelle identité spirituelle, le « moi » reconnu dans le contexte de réalités voulues par Dieu. « La pureté de cœur » est la conscience éclairée que l’homme nouveau prend de lui-même par opposition aux imaginations compliquées et peut-être peu honorables du « vieil homme ».

 

La méditation est alors ordonnée à cette nouvelle perception, cette connaissance directe du moi sous son aspect le plus élevé. Que suis-je ? Je suis une parole prononcée par Dieu. Dieu peut-Il prononcer une parole qui n’ait pas de sens ? Pourtant suis-je sûr que le sens de ma vie est le sens que Dieu veut qu’elle ait ? Dieu impose-t-Il à ma vie un sens de l’extérieur par l’évènement, l’usage, la routine, la loi, le système, la rencontre avec les autres dans la société ? Ou bien suis-je appelé à créer de l’intérieur, avec Lui, avec Sa grâce, un sens qui reflète Sa vérité et fasse de moi Sa « parole » prononcé librement dans ma situation personnelle ?

Ma véritable identité est cachée dans l’appel de Dieu à ma liberté et dans la réponse que je Lui fais. Cela veut dire que je dois me servir de ma liberté pour aimer en toute responsabilité et authenticité non pas seulement en recevant une forme que m’imposent des forces extérieures, ni en façonnant ma propre vie sur un type social reçu, mais en orientant mon amour vers la réalité personnelle de mon frère et en embrassant la volonté de Dieu dans la nudité de son mystère souvent impénétrable...

Ainsi, par la méditation, je pénètre jusqu’au tréfonds le plus intime de ma vie, je cherche la pleine intelligence de la volonté de Dieu pour moi, de la miséricorde de Dieu envers moi, de mon absolue dépendance de Lui. Mais cette pénétration doit être authentique. Ce doit être quelque chose d’authentiquement vécu par moi...

 

« Les voies de la vraie prière » de Thomas Merton, éditions du Cerf p. 81-84

 

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Ma prière est devenue murmure pour agrandir l’espace.

 

Je ne m’attends pas à te voir, à t’entendre, ni à te toucher,

 

mais je veux déployer les chances d’un lieu qui te convienne.

 

Alors je fais le vide.

 

Rien ne t’est inconnu de mes sombres chaos.

 

Je tends des cordes où tu pourrais passer.

 

J’attends, confiant, qu’un cri survienne, un appel...

 

« Le Christ aux silences » de Jean Lavoué, éditions Anne Sigier, p.58


Message du Samedi 25 Avril 2020 - Saint Marc, évangéliste et martyr, fondateur de l’Eglise d’Alexandrie

 

Chercher la volonté de Dieu dans la solitude...

 

Vous savez naturellement que tout votre but, en ce moment, doit être de vous transformer intérieurement. En fonction de ces changements intérieurs, et par votre obéissance aux élans qu’ils suscitent en vous, les choses extérieures doivent changer tout aussi bien. Voici le conseil que je vous donne. Commencez par vous retirer dans la solitude à l’intérieur de votre propre maison et consacrez ces moments de solitude à prier, demandant instamment une chose : « Fais-moi connaître, Seigneur, la voie par laquelle je dois marcher. » (Psaume 142, 8)

Priez aussi non seulement en paroles et en pensées, mais avec votre cœur. Pendant ce temps de retraite, mettez à part certaines heures chaque jour, ce qui serait le mieux ; ou alors certains jours de la semaine. Utilisez au mieux ces heures de solitude, cherchant avant tout la lumière, et demandant à Dieu de vous montrer le bon chemin. Ajoutez à cela la pratique du jeûne, qui influe sur le corps ; c’est une aide efficace à la prière. Et pendant ce temps, à titre d’entraînement, faites des actes de renoncement intérieur – une chose après l’autre -, afin d’entrer doucement dans « la sobriété heureuse ». Retirez-vous dans la solitude de telle façon que rien ne puisse vous en arracher. Le but poursuivi est d’amener votre âme à désirer échapper à son mode de vie actuel aussi ardemment qu’un prisonnier désire échapper à ses chaînes.

 

Utilisez vos moments de solitude à travailler seulement pour Dieu – à prier et à penser à Dieu. Ces pratiques, si vous y êtes fidèle, ne vous permettront pas de vous ennuyer car elles apportent une consolation spirituelle que rien d’autre sur terre ne saurait donner... Que signifie, réellement, être reclus ? Cela veut dire que votre intellect, enfermé dans le cœur, demeure en présence de Dieu dans l’adoration et ne ressent aucun désir de quitter le cœur ni de s’occuper de quoi que ce soit d’autre. Recherchez cette forme de réclusion et ne vous inquiétez pas de l’autre. Même enfermé derrière des portes, on peut vagabonder à travers le monde, ou laisser le monde envahir la chambre...

Comment vous organiser de manière à jouir de la paix de l’âme ? Assurez-vous une solitude intérieure. Mais cette solitude n’est pas seulement un vide ; on ne peut l’acquérir simplement en faisant le vide à l’intérieur de soi. Quand vous vous retirez en vous-même, tenez-vous devant le Seigneur et restez en Sa présence, sans laisser les yeux de votre intellect se détourner de Lui. Voilà le désert véritable : rester face à face avec le Seigneur. C’est un état qui s’entretient et se maintient de soi-même. Etre avec le Seigneur est le but de notre existence et quand nous sommes avec Lui, nous ne saurions manquer de ressentir une impression de bien-être ; ce sentiment attire tout naturellement sur Lui notre attention, et par le fait même sur le Seigneur qui en est la Source. Quand la petite flamme est allumée dans le cœur, et que vous commencez à demeurer dans le cœur avec vigilance, vous possédez déjà la vraie solitude intérieure...

 

Comment garder la concentration intérieure au milieu des soucis extérieurs ? Faites votre travail avec zèle et attention, régulièrement et sans hâte. Chaque chose que vous avez à faire, acceptez-la comme un ordre de Dieu et accomplissez-la de même. Vos pensées seront ainsi avec le Seigneur. Vous pouvez acquérir cette habitude avec l’aide de Dieu...

Apprenez à faire tout ce que vous faites de telle manière que cela réchauffe votre cœur au lieu de le refroidir. Que vous lisiez ou priiez, travailliez ou conversiez avec d’autres, vous devez tenir votre ferme propos : ne pas laisser votre cœur se refroidir. Entretenez votre feu intérieur en récitant une brève prière et veillez sur vos sentiments afin qu’ils ne dissipent pas cette chaleur. Les impressions extérieures sont très rarement en accord avec le labeur intérieur...

 

Saint Théophane le Reclus, extraits

« L’art de la prière » de l’Higoumène Chariton, éditions Abbaye Bellefontaine, p. 255-260

 

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L’émerveillé de Vivre

 

Ah ! De te chanter juste, quelle tâche immense et rude ! Toi l’Elohim de ma fierté !

Car ce n’est plus la main imprimant la cadence qui fait vibrer les cordes,

mais tout l’entier du cœur qui s’accorde à Ton rythme royal et pondérant.

 

Tu vois du haut de Toi Ton souffle qui s’anime, prend corps en des Paroles qui sont Tes Créatures.

Le poème s’alourdit d’énormes proportions, dévide l’écheveau sec de sa témérité.

 

De Ton respir profond, l’espace détient l’immense en robuste assurance de reposer sur Toi.

Et quand Tu T’y promènes, la gerbe des étoiles s’éclate du bonheur de Tes yeux fiancés.

 

Tu amoncelles aussi d’autres milices ardentes aux profondeurs des mers qui sont un autre ciel.

Les trésors de l’abîme ont changé Ta louange bien avant l’or intact des lourdes caravelles.

 

Tu gonfles d’impuissance l’aboiement des tempêtes comme un veneur qui raffermit sa meute.

Hausses-Tu la paupière : les voici frémissantes qui viennent en tumulte se coucher à Tes pieds.

 

Nos pères nous ont dit que Ta main souveraine savait s’étendre aussi aux malheurs de Ton peuple,

débouter, d’un revers, de leur socle d’argile, tous les costauds d’airain et tous les potentats.

 

Tu habites plus haut que les palais des villes et les remparts des rois.

Et Tu te riais d’eux, si ne montait au cri, le terrifiant silence des emmurés vivants qui entassèrent des briques.

 

Une part de moi, Seigneur, conjugue avec l’impie.

Comment oser prétendre, depuis que crient les hommes qu’un seul fut entendu !

On ose à peine le dire : quand ce sera Ton Fils, qu’entendra-t-il de Toi ?

 

Marqués des mêmes stigmates, nous voici ensemble offerts au même défi.

Tu présidais au Jour. Me voici dans la Nuit.

Ce parcours me rend fort de Ton absence ardente et de mes agonies.

 

Car Tu m’attends, Seigneur, bien au-delà de tout : des récifs et des caps,

des anses et des tempêtes. Le naufragé s’instaure au seuil de sa déroute.

Toi seul lui restitues, au toucher de Ton NOM, l’émerveillement de VIVRE.

 

« Pleins signes » de Paul Baudiquey, éditions du Cerf, p. 271-272

 


Message du Vendredi 24 Avril 2020 - Saint Dyé, ermite en Blésois (531)

 

En lisant le livre de la Nature...

 

Alors que le IIIème siècle touchait à sa fin, saint Antoine d’Egypte, le père du monachisme, s’attacha à décrire la nature comme un ouvrage qui nous instruit sur la beauté de la création divine : « Mon livre n’est autre que l’univers ; en lui, je lis les œuvres de Dieu. » La prodigieuse compilation spirituelle qui porte le titre de Philocalie se souviendra d’Antoine comme disant : « La création proclame à pleine voix Celui qui est son Auteur et son Seigneur. »

C’est ainsi que la théologie et la spiritualité orthodoxe comprennent l’environnement. Il est, comme y insisterait saint Maxime le Confesseur au VIIème siècle, une dimension sacramentelle inhérente à la création. Le monde en sa totalité, observerait-il, compose une « liturgie cosmique. » Car selon les mots mêmes de saint Maxime : « L’univers constitue un livre sacré dont les lettres et les syllabes sont les éléments universels du créé ; de même que l’Ecriture constitue un univers mirobolant, fait du ciel, de la terre et de tout ce qui repose entre les deux. »

 

Qu’en est-il, dès lors, de la vision théologique et liturgique du monde qui est celle de l’Orthodoxie ? Lorsque j’étais enfant et que j’accompagnais le prêtre de notre village pour quelque célébration dans l’une ou l’autre des chapelles reculées que compte mon île natale d’Imbrios en Turquie, le lien entre la magnificence des paysages montagneux et la splendeur des offices liturgiques se faisait flagrant. C’est que l’environnement confère un point de vue agrandi, panoramique du monde... Toutefois, afin que nous puissions atteindre un tel stade de maturité et de dignité à l’égard de l’environnement, il est nécessaire que nous prenions le temps d’écouter la voix de la création. Et pour ce faire, nous devons d’abord nous rendre silencieux. La vertu de savoir se taire est sans doute la qualité humaine que la Philocalie place au plus haut. Le silence, phénomène essentiel, revêt en effet une importance capitale pour le développement d’un éthos environnemental harmonieux comme alternative à la relation que nous entretenons aujourd’hui avec la terre et à la dilapidation que nous exerçons des ressources naturelles. Les sentences des Pères du désert rapportent au sujet d’Abba Chaeremon, un moine du IVème siècle, qu’il bâtit volontairement sa cellule « à une soixantaine de kilomètres du premier point d’eau » afin que ses astreintes quotidiennes lui deviennent un tant soit peu une occasion de lutter... En faisant silence, nous apprendrons à percevoir comment « les cieux racontent la gloire de Dieu et le firmament annonce l’ouvrage de des mains. » (Psaume 19, 1) L’antique liturgie de saint Jacques affirme la conviction suivante : « Les cieux chantent la Gloire du Très-Haut, tandis que la terre proclame la domination de Dieu, la mer claironne la puissance du Seigneur et toute créature matérielle et immatérielle prêche sa magnificence en tout temps. »

 

Quand Dieu parla à Moïse depuis le Buisson-Ardent, cette adresse advint par une voix silencieuse. Pour saint Grégoire de Nysse, nous pouvons discerner la Présence de Dieu simplement en contemplant ou en écoutant la création. La nature est de la sorte un livre grand-ouvert à tous et dans lequel tous peuvent lire et apprendre. Chaque plante, chaque animal, chaque organisme microscopique dévoile un récit, déploie un secret, dénote une extraordinaire cohérence et élégance, qui sont interdépendants et complémentaires. Tout converge vers la même rencontre et le même mystère. Le même flux de communication et prodige de communion se découvre dans les galaxies où les myriades d’étoiles laissent également voir la même beauté mystique et le même ordre mathématique de l’interrelation. Nous n’avons nul besoin d’une telle appréhension pour croire en Dieu ou pour prouver supposément son existence. Nous en avons besoin pour respirer ; nous en avons besoin pour simplement être. La coexistence et la corrélation dans notre monde entre l’infini sans limite et la plus insignifiante des choses finies tissent une concélébration de joie et d’amour.

Au sein du concert environnemental qui se joue à l’entour de nous, le plus menu détail joue un rôle crucial et chaque élément banal prend une part essentielle. Aucun de ses membres, humain ou autre qu’humain, ne peut en être retiré sans que l’entière symphonie n’en soit altérée. Aucun arbre, aucun animal ne peut en être ôté sans que la représentation totale ne s’en trouve profondément mutilée, si ce n’est anéantie. Quand commencerons-nous enfin à apprendre et à enseigner l’alphabet de ce langage divin si mystérieusement caché dans la nature ?

 

« Et Dieu vit que cela était bon » du Patriarche Bartholomée, éditions du Cerf p. 9-14

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La Brebis perdue...

 

Viens, Seigneur Jésus,

Cherche ton serviteur, cherche la brebis perdue,

Viens, Pasteur...

Laisse les quatre-vingt-dix-neuf autres et cherche la seule qui soit perdue.

Viens vers moi que guette l’incursion des loups ;

Viens vers moi, chassé du paradis.

Cherche-moi parce que je suis en quête de Toi.

Cherche-moi, trouve-moi, accueille-moi, porte-moi.

Tu peux trouver celui que Tu cherches

Daigne accueillir celui que Tu trouves,

Place sur tes épaules celui que Tu as accueilli.

Un fardeau de piété n’est pas pour toi une charge.

Une juste charge n’est pas pour toi un fardeau.

Viens donc, Seigneur... Viens donc, Seigneur, chercher ta brebis

Non par des serviteurs, ni par des mercenaires ; viens Toi-même...

Porte-moi sur la Croix, salutaire aux errants,

Reposante aux fatigués, vivifiante aux mourants.

Viens et il y aura le salut sur la terre et de la joie au ciel.

 

« Ambroise de Milan » de Maurice Jourjon, éditions Ouvrières 1956

 


Message du Jeudi 23 Avril 2020 - Saint Georges, martyr à Lydda (303)

 

La théologie de la louange (suite et fin)...

 

Il reste le troisième point de la définition de saint Théophane : rendre grâce, c’est se tenir devant Dieu sans cesse, jour et nuit jusqu’à la fin de la vie.

« Prier sans cesse » souligne saint Paul (1 Thessaloniciens 5, 17). La prière et la louange ne devraient pas seulement être une activité parmi d’autres, mais l’activité de toute notre existence. Tout ce que nous faisons se trouve sous le regard de Dieu : se tenir devant Dieu ne devrait pas être une attitude limitée à des moments et des lieux spécifiques, à des occasions où nous « disons » des prières à la maison ou quand « nous allons à l’église », mais une attitude globale, embrassant tout et à tout moment. Nous devrions chercher à faire de tout notre être un acte continuel de louange, une doxologie ininterrompue.

Rien ne devrait être écarté parce que irrémédiablement séculier, parce que incapable d’être changé en actions de grâces. « Un chrétien, observe très justement le père Alexandre Schmemann, c’est quelqu’un qui, où qu’il regarde, trouve partout le Christ et se réjouit en Lui. » Une ancienne « Parole de Jésus » dit :

Fendez du bois, je suis là.

Soulevez une pierre, vous me trouverez là.

 

Et le poète Thomas Traherne de demander : « Pouvez-vous recevoir trop de joie dans les travaux de votre Père ? Il est Lui-même en chaque chose. Extérieurement, certaines choses sont petites, dures et communes. Mais je me rappelle le temps où la poussière des rues semblait aussi précieuse que l’or à mes yeux d’enfant, et maintenant elle est plus précieuse encore à l’œil de la raison.

 

Rendre grâce, c’est voir Dieu en tout, embrasser le monde entier et l’offrir en retour à Dieu dans la joie. La prière et la louange continuent alors « sans cesse, jour et nuit », dans le sens où elles font partie de notre être. Elles ne sont plus quelque chose que nous faisons, disons ou pensons, mais quelque chose que nous sommes. « Souvenez-vous de Dieu plus souvent que vous respirez » dit saint Grégoire de Nazianze. La prière nous est plus essentielle que tout, elle est davantage une part intégrante de nous-même que le rythme de notre respiration ou le battement de notre cœur. Nous avons été créés pour prier. La prière est notre vraie nature, et tout peut être changé en prière.

Paul Evdokimov écrit : « Dans l’immense cathédrale qu’est l’univers de Dieu, le laïc, ouvrier ou savant, fait de tout l’humain offrande, chant, doxologie. Dans les catacombes, l’image la plus fréquente est une figure de femme en prière, « l’orante », elle représente la seule attitude vraie de l’âme humaine. Il ne suffit pas d’avoir la prière, il faut devenir, être prière, prière incarnée. Il ne suffit pas d’avoir des moments de louanges, il faut que toute la vie, tout acte, tout geste, jusqu’au sourire du visage humain, devienne chant d’adoration, offrande, prière. Offrir non pas ce qu’on a, mais ce qu’on est. »

 

« Tout ce qui vit est saint » de Kallistos Ware, le Cerf p.113-114

 

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En plein vacarme et en pleine dérision humaine, ma prière s’élève vers Toi, ô mon Roi, ô mon Royaume !

La prière est de l’encens, qui sans cesse encense mon âme, l’élève vers Toi et T’attire vers elle.

 

Penche-Toi, mon Roi, que je Te confie mon secret le plus cher, ma prière la plus secrète, mon désir le plus priant.

Tu es l’objet de toutes mes prières, de tous mes souhaits. Hormis Toi, je ne souhaite rien ; en vérité je ne souhaite rien que Toi...

 

« Pourquoi prier, demandent mes voisins, puisque Dieu n’exauce pas les prières ? »

Et je leur dis : « votre prière n’est pas une prière mais une mendicité. Vous priez Dieu pour qu’Il vous donne non pas Dieu mais le diable.

C’est pourquoi la Sagesse céleste ne reçoit pas les prières de votre langue. »

 

« Pourquoi prier, maugréent mes voisins, puisque Dieu sait d’avance ce qu’il nous faut ? » Et avec tristesse je réponds :

« En vérité, Dieu sait que vous n’avez besoin que de Lui seul. A la porte de votre âme, Il attend pour entrer.

Par la prière, la porte s’ouvre pour l’entrée du Roi majestueux.

Ne vous dites-vous pas l’un à l’autre à la porte : ‘je vous en prie, entrez’ ? »

 

Dieu ne demande pas la gloire pour Lui mais pour vous. A Sa gloire, tous les mondes ne peuvent rien ajouter, vous encore moins.

Votre prière vous célèbre vous et non pas Dieu. En Lui est la plénitude et la grâce.

Toutes les paroles bonnes qui, par la prière, Lui sont adressées, vous sont rendues doublement.

 

Ô mon Roi lumineux, mon Dieu, Toi seul je prie et devant Toi je me prosterne.

Déverse-Toi en moi comme le ruisseau tumultueux dans le sable assoiffé.

Pourvu que Tu te déverses, eau vivifiante, et l’herbe alors poussera facilement sur le sable et les brebis blanches brouteront l’herbe.

Pourvu que Tu te déverses dans mon âme aride, ô ma Vie, mon Salut !

 

« Prières sur le lac » de saint Nicolas Vélimirovitch, éditions l’Âge d’Homme, p.70-71

 


Message du Mercredi 22 Avril 2020 - Saints Alexandre et Epipode, martyrs à Lyon (177)

 

La théologie de la louange (suite)...

 

En second lieu, prier ou célébrer, c’est se tenir devant Dieu avec l’esprit dans le cœur. Ici, cependant, il convient d’être prudent, car, lorsque saint Théophane – et la tradition orthodoxe en général – emploie ces deux mots « esprit » et « cœur », il leur donne un sens qui est considérablement différent de celui que nous leur accordons habituellement aujourd’hui en Occident. « L’esprit » ou « intellect » (noùs en grec) ne signifie pas seulement ou principalement le cerveau raisonnant, avec son pouvoir d’argumentation discursive, mais aussi, et beaucoup plus fondamentalement, la capacité d’appréhender la vérité religieuse par une intuition directe et une vision contemplative. La raison, certes, ne doit pas être répudiée ou réprimée, car c’est une faculté qui nous a été donnée par Dieu. Mais elle n’est pas la faculté principale ou la plus haute que nous possédions ; elle est transcendée en de nombreuses occasions lors de notre louange.

 

Nous devons également faire attention lorsque nous interprétons le mot « cœur » (kardia). Quand saint Théophane – et la tradition spirituelle orthodoxe en général – parle du cœur, il comprend le mot dans son acception sémitique et biblique. Le cœur ne signifie pas seulement les émotions et les affects, mais le centre fondamental de notre personnalité. Il exprime le moi profond, le siège de la sagesse et de l’intelligence, le lieu où nous prenons nos décisions morales, le temple intérieur où nous expérimentons la grâce divine et la présence de la Sainte Trinité. Le cœur révèle la personne humaine en tant que « sujet spirituel », créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Parler comme saint Théophane de se tenir devant Dieu « avec l’esprit dans le cœur » signifie que nous devons Le louer de toute notre personne humaine. Les facultés rationnelles ne sont pas du tout rejetées, car nous sommes des créatures rationnelles – « un troupeau logique » selon les termes de saint Clément d’Alexandrie - ; partant, notre prière devrait être logike latreia, un « service raisonnable » (Romains 12, 1). De même, nous ne devons pas exclure nos émotions et nos affects de notre louange, car eux aussi font partie de notre personnalité. Notre louange devrait être animée par l’eros, un intense et fervent désir pour le Divin, afin qu’elle devienne véritablement l’expression d’une « extase érotique », pour reprendre les termes de saint Maxime le Confesseur. Mais logos et eros, raison, émotions et affects doivent être combinés aux autres dimensions de notre personnalité ; ils doivent tous être intégrés en une unité vivante, sur le plan de notre être profond, de notre cœur. Pour citer à nouveau Evelyn Underhill, notre expérience de Dieu « jaillit du champ de notre conscience pour transformer et amener dans l’acte total de la louange les niveaux instinctifs profonds de l’esprit. »

Notre prière doit tout embrasser.

 

« Avec l’esprit dans le cœur. » Dans cet « acte total de louange », nous devons donc nous tenir devant Dieu avec notre personne tout entière : certainement avec l’esprit conscient, mais aussi avec les aspects de notre être intérieur qui vont jusqu’à l’inconscient ; avec nos sentiments instinctifs, avec notre sens esthétique et également avec cette faculté de compréhension intuitive et de conscience spirituelle directe qui, comme nous l’avons dit, surpasse de loin la raison discursive. Tout cela doit jouer son rôle dans notre prière, ainsi d’ailleurs que notre constitution physique et matérielle, notre corps. Saint Grégoire Palamas écrit : « La chair aussi est transformée ; elle est exaltée avec l’âme et communie avec elle au Divin ; elle devient la possession et le lieu d’habitation de Dieu. »

 

« Tout ce qui vit est saint » de Kallistos Ware, le Cerf p.106-108

 

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Si tu veux fleurir au printemps, oh mon frère

 

Fais comme l’arbre en hiver

 

Assouplis tes croyances, allège ton credo

 

Laisse le vent sans fin défaire tes feuillages

 

Fais place nette au gel à la pluie aux matins

 

Pactise avec le ciel

 

Creuse la terre nue à même le sang de tes racines

 

Sois graine enfouie dépossédée de tout abri

 

Et laisse sur chaque branche en toi chanter l’oiseau

 

A claire-voie dans le soleil...

 

« La vie comme une caresse » de Jean Lavoué, éditions Médiaspaul, p.152

 


Message du Mardi 21 Avril 2020 - Saint Anastase, abbé du Mont-Sinaï (686)

 

La théologie de la louange...

 

« La chose principale, c’est de demeurer devant Dieu, avec l’intellect dans le cœur, et de continuer à se tenir ainsi devant Lui, sans cesse, jour et nuit, jusqu’à la fin de sa vie. » Dans cette définition concise, saint Théophane le Reclus souligne trois choses. Premièrement, l’essence fondamentale de la prière : se tenir devant Dieu. Deuxièmement, les facultés avec lesquelles l’être humain offre sa louange : avec l’esprit dans le cœur. Troisièmement, le moment approprié pour la louange : sans cesse, jour et nuit, jusqu’à la fin de la vie.

 

D’abord donc, louer ou prier, c’est se tenir devant Dieu. Notons immédiatement l’étendue de la définition : prier n’est pas nécessairement demander quelque chose à Dieu ; on n’a même pas besoin d’employer des mots, car souvent les prières les plus profondes et puissantes sont celles où l’on attend Dieu en silence. Mais notre attitude sous-jacente est toujours la même, que nous priions avec des mots, par des actions symboliques et sacramentelles ou en silence : nous nous tenons devant Dieu.

Se tenir devant Dieu implique que la louange est une rencontre, une rencontre entre des personnes. Le but de la prière n’est pas seulement d’éveiller des émotions et de produire des attitudes morales appropriées, mais d’entrer en relation de manière directe et personnelle avec Dieu, la Sainte Trinité. Saint Syméon le Nouveau Théologien (949-1022) écrit : « Comme un ami parlant à un ami, nous parlons avec Dieu et nous tenons avec hardiesse devant Sa Face qui demeure dans une lumière inapprochable. »

Saint Syméon indique ici brièvement les deux pôles du culte chrétien, les deux aspects opposés de cette relation personnelle : Dieu « demeure dans une lumière inapprochable », mais nous, êtres humains, sommes capables de L’approcher « avec hardiesse » et de Lui parler « comme un ami avec son ami. » Dieu est au-dessus de tout être, infiniment éloigné, inconnaissable, « le Tout-Autre », le mysterium tremendum et fascinans. Mais ce Dieu transcendant est, en même temps, un Dieu de l’amour personnel, exceptionnellement proche, autour de nous et en nous, « partout présent et remplissant tout. »

 

Dans la louange donc, le chrétien se tient devant Dieu dans une attitude double, conscient à la fois de « la proximité et de l’altérité de l’Eternel », pour reprendre les mots d’Evelyn Underhill, écrivain anglican qui éprouvait un amour profond pour l’Orthodoxie. Lorsqu’il prie, le fidèle ressent à la fois la miséricorde et le jugement de Dieu, Sa bonté et Sa rigueur. Jusqu’à la fin de notre vie terrestre, nous sommes toujours entre la confiance et la crainte révérentielle : nous sommes, comme le dit saint Ambroise, starets d’Optino, « entre l’espoir et la crainte. » Cette double attitude apparaît d’une manière frappante dans les offices de l’Eglise Orthodoxe ; dans ce qu’ils ont de meilleur, ceux-ci ont toujours réussi à combiner les deux qualités du mystère et de la simplicité : « si profondément sensible au mystère du Transcendant et en même temps avec l’innocence de l’enfance dans son approche confiante », écrit encore Evelyn Underhill.

 

La « crainte » et une confiance aimante vont de pair dans les textes liturgiques de l’Orient chrétien. Dans une prière avant la communion attribuée à saint Syméon le Nouveau Théologien, nous disons :

A la fois me réjouissant et tremblant, moi qui suis la paille, je reçois le Feu. Et étrange miracle, je suis ineffablement rafraîchi comme le buisson ardent qui brûla sans être consumé...

« A la fois me réjouissant et tremblant. » C’est précisément l’attitude que nous devrions avoir lorsque nous nous tenons devant Dieu. Notre louange devrait être marquée par deux choses. D’un côté, par un sens aigu de vénération et de componction, car il est redoutable de tomber dans les mains du Dieu vivant (He 10, 31) ; de l’autre, par un sentiment d’intimité et de tendre simplicité, car le Dieu vivant est aussi notre frère et notre ami. Lorsque nous célébrons, nous sommes à la fois des serviteurs devant le trône du Roi des Cieux et des enfants heureux d’être dans la maison du Père. Les larmes que nous versons en approchant de la communion sont en même temps des larmes de pénitence, dans la mesure où nous sommes conscients de notre indignité – « moi qui suis de la paille » - et des larmes de joie, puisque nous contemplons la compassion miséricordieuse de Dieu. Ces deux sentiments simultanés devraient caractériser notre louange si nous voulons nous tenir de manière juste dans la Présence Divine...

 

 

« Tout ce qui vit est saint » de Kallistos Ware, le Cerf p.103-105

 

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Louanges écrites pour Frère Léon, peu avant la stigmatisation...

 

Tu es le seul Saint, Seigneur Dieu, toi qui fais des merveilles.

 

Tu es fort, Tu es grand, Tu es très haut, Tu es le Roi tout-puissant,

Toi, Père Saint, Roi du ciel et de la terre.

 

Tu es trine et Un, Seigneur, Dieu des dieux.

Tu es le Bien, tout bien, le souverain bien, Seigneur Dieu, vivant et vrai.

 

Tu es amour, charité, Tu es sagesse, Tu es humilité,

Tu es patience, Tu es beauté, Tu es mansuétude, Tu es sécurité,

Tu es quiétude, Tu es joie, Tu es notre espérance et allégresse,

Tu es justice, Tu es tempérance, Tu es toute notre richesse surabondante.

 

Tu es beauté, Tu es mansuétude, Tu es protecteur, Tu es notre gardien et défenseur,

Tu es force, tu es rafraîchissement Tu es notre espérance, Tu es notre foi,

Tu es notre charité, Tu es notre douceur, Tu es notre vie éternelle, grand et admirable Seigneur,

 

Dieu tout-puissant, miséricordieux Sauveur. Amen.

 

« Toutes les prières de François d’Assise » de Bernard-Marie, Salvator, p.34-35

 


Message du Lundi 20 Avril 2020 - Saint Marcellin, 1er évêque d’Embrun (374)

 

L’exercice de la détente...

 

Les techniques de détente sont multiples. Un élément fondamental s’y retrouve un peu partout : sentir. La meilleure expression, parce qu’à la fois simple et efficace, en a été donnée par le Dr Vittoz dans sa méthode de contrôle cérébral et par Gerda Alexander dans l’eutonie. Recevoir une sensation à l’état pur, sans l’interpréter, opère une déconnexion immédiate des centres nerveux et met l’âme et le corps en silence. La recherche psychosomatique a obtenu sur ce plan des résultats étonnants faisant disparaître des névroses de toutes sortes et même certaines paralysies. Résurgence scientifique de vieilles mais formidables intuitions des Pères du Désert, qui sont arrivés par le silence de l’âme et du corps à cette « inviolable tranquillité du cœur » et à une « souveraine liberté » (Jean Cassien).

De quoi s’agit-il pour nous ? Une fois dans l’assise, parfaitement immobile, prendre quelques instants conscience de sa respiration, lente et profonde. Puis parcourir son corps entier, de la tête aux pieds, en sentir de l’intérieur une partie après l’autre et se détendre à chaque endroit, sur l’expiration. Cela peut paraître au début, la faculté du sentir étant complètement atrophiée chez certains. Mais cette capacité de la perception intérieure s’affine très vite et s’approfondit à chaque séance. Même si l’on ne sent rien tout de suite, le processus de détente se déclenche et provoque ses bienfaits dès le premier essai. Il ne s’agit pas de sauter rapidement d’une partie du corps à l’autre, mais d’aller à chaque partie, de la surface vers la profondeur, de l’extérieur vers l’intérieur, demeurer là... sentir... et savourer la profondeur de la sensation.

 

Nous commençons par la tête. Je sens mon cuir chevelu comme un capuchon... les tempes... les oreilles... le front... Simplement sentir... Lâcher les soucis, redonner au front sa sérénité... Se détendre en dessinant un mouvement depuis la racine du nez jusqu’au tempes... On peut sentir en quelque sorte l’expiration dans les yeux, la décontraction qu’elle y apporte. Je sens mes joues de l’intérieur... Le pourtour de mes lèvres, tout se détend dans ces multiples petits muscles. Desserrer les mâchoires... Les lèvres restent posées l’une contre l’autre. Le résultat de cette détente du front, des yeux et des mâchoires est un sourire presque invisible... Ce sourire tout intérieur ne doit pas nous quitter pendant toute la méditation. La bonne détente de la langue influe sur tout l’organisme. Veiller à ce qu’elle ne soit pas crispée contre le palais. Je sens ma langue... Détendre la gorge, car elle est souvent nouée par l’anxiété ou simplement parce qu’on n’arrête jamais de parler. Lâcher !

Sur l’expiration encore, passer à la nuque, cet endroit si important pour notre développement intérieur. C’est là que vont se cristalliser d’énormes tensions de notre moi arrogant : « peuple à la nuque raide » comme dit la Bible. Lâcher cette planche entre les épaules dans l’expiration, ouvrir tout le haut de la colonne vertébrale jusqu’entre les épaules. Sentir la détente...

 

Puis les épaules en essayant de les sentir profondément de l’intérieur, sur toute la longueur et la largeur. Il ne s’agit pas de les pousser vers le bas mécaniquement mais de se lâcher dans les épaules... Sentir le poids des bras glisser doucement vers les coudes puis les avant-bras et les mains. Reprendre ce mouvement plusieurs fois... Se lâcher dans les mains...

Puis sans jamais s’affaisser, se détendre dans le dos. Sur chaque expiration, sentir le dos se dilater, se détendre de part et d’autre de la colonne... De même la poitrine. Se sentir dans sa poitrine... La sentir respirer ; tout se dilate de plus en plus. Toujours sentir...

Le bassin... Sentir son pourtour... Il se dilate, devient de plus en plus large... Lâcher le bas-ventre... Le bassin est lourd, rempli de plomb, le laisser s’épanouir... Sentir à présent l’assise, les muscles fessiers... Puis, comme pour les bras, sentir le poids des jambes glisser doucement vers les genoux, à travers les mollets, jusque dans la pointe des pieds... On peut reprendre ce mouvement plusieurs fois... Il est possible évidemment de traiter chaque jambe séparément, de même chaque bras...

 

Une fois le parcours terminé, sentir tout son corps, de l’intérieur ; se sentir dans son corps et se détendre tout entier dans l’expiration, dans une parfaite immobilité et une bonne verticale. Cet exercice de détente peut s’expérimenter au début de chaque méditation ou temps de prière. Ne le réduisons pas à une simple technique. Il faut s’habituer à entrer dans son corps, « sous la peau » avec toute sa conscience, demeurer longuement et sans résistance dans la lourdeur de ses membres ; et là, y goûter le corps que je suis, percevoir avec toutes mes fibres le changement profond qui s’introduit peu à peu dans ma manière d’être là : absence de frontières, exclusion du moi dominateur, sentiment d’une Force mystérieuse qui me porte et me soutient, impression d’un abandon total. Je ne m’appartiens plus et, pourtant, je suis plus moi que jamais, intensément recueilli en moi-même et cependant relié à tout l’univers...

 

« L’Au-delà au fond de nous-mêmes » du père Alphonse et Rachel Goettman, Béthanie, p. 88-93

 

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« Le grand chef à Washington nous a envoyé un message disant qu’il veut acheter notre terre !

 

Je suis un homme rouge et je ne comprends pas : l’Indien préfère le bruit subtil du vent qui ride la surface d’un étang et l’odeur du vent purifié par la pluie du midi ou parfumé par le pin pignon. L’air est précieux à l’homme rouge, car il sait que toutes choses partagent le même souffle.

La bête, l’arbre, l’homme partagent tous le même souffle.

L’homme blanc ne semble pas remarquer l’air qu’il respire.

Comme un homme agonisant depuis de longs jours, son odorat semble engourdi par sa propre puanteur...

Mais si nous vous vendons nos terres, vous devez savoir que l’air nous est précieux et qu’il partage son âme entre toutes les vies qu’il porte. Le vent qui a donné son premier souffle à notre grand-père a recueilli aussi son dernier soupir, et il doit donner l’esprit de la vie à nos enfants.

Si nous vous vendons notre terre, il faudra que vous la gardiez à part, sacrée,

comme un lieu où même l’homme blanc pourra goûter le vent adouci par les fleurs des prés...

Apprenez à vos enfants ce que nous avons toujours appris aux nôtres, que la terre est notre mère et que ce qui advient à la terre advient aux fils de la terre... Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme mais l’homme appartient à la terre. Ceci nous le savons. »

 

Message du grand chef indien Seattle

« Manifeste pour la beauté du monde » éd. Cherche-Midi p. 87

 


Message du DIMANCHE DE THOMAS - 19 Avril 2020 -

 

La prière, oraison sur la vie

 

Tout le monde ne peut pas être moine, et n’est pas appelé à l’être, comme le moine ne peut pas du matin au soir être à l’office ; il faut que le chemin de la prière soit ouvert à tous et c’est le chemin de la vie elle-même.

C’est parce que la vie est sacrée qu’elle s’ouvre spontanément sur la prière lorsqu’on arrive à cet attention d’amour qui tout d’un coup découvre au cœur de l’existence cette présence adorable.

 

Toutes les voies de la vie, celles qui nous passionnent le plus, que ce soient elles qui deviennent la voie de notre prière, celles qui font vibrer entièrement dans la beauté de l’amour. N’est-ce pas une prière que d’écouter un choral de Bach, de se promener dans la nature parmi les feuilles d’automne, dans la gloire du soleil couchant, au bord du lac où les mouettes font leur jeu ? Pourquoi ne serait-ce pas une prière que de feuilleter un album de belles reproductions, d’écouter un beau disque, de regarder des petits enfants ? Cette vie en nous est toute jaillissante. C’est aussi une prière que d’ouvrir un livre de sciences pour y chercher de la clarté, pour ouvrir son intelligence.

 

Dieu, qui ne se répète jamais, a confié à chaque âme un rayon de son esprit et de son cœur et c’est dans cette communion de son cœur qu’Il veut établir un lien unique. Il faut que chacun de nous éprouve ce lien unique avec son Dieu, qui est le cri de son âme vers Lui. La prière est le cri de l’amour qui répond à l’Amour.

C’est en lui-même que l’homme doit réaliser son plus beau chef-d’œuvre : en ouvrant tout son être à l’infini qui l’appelle, en livrant son cœur à Dieu qui veut y modeler Sa vie.

 

La prière constitue cette remise et cet abandon, elle signifie justement que nous ne sommes pas enfermés dans le déterminisme du monde physique et livrés à l’étreinte impersonnelle de forces inconscientes, mais enveloppés au contraire d’une présence vivifiante et soutenus par une tendresse infinie, avec la possibilité de transformer sans cesse notre dépendance en oblation d’amour. C’est à cette prière toute gratuite et de pure louange que des milliers d’âmes se consacrent dans les monastères, qui conservent parmi nous le sens de l‘unique nécessaire.

Vous vous demandez parfois à quoi ils servent et si leurs hôtes ne pourraient pas être plus utiles ailleurs ? Non, car ils accomplissent la plus haute fonction des hommes libres, qui est de rattacher l’univers à l’Esprit.

 

Tout être qui consent à cette démission de lui-même qui le rend disponible à toutes les exigences divines susceptibles de s’exprimer en lui, est déjà en état de prière. Aucune formule n’est indispensable, aucune parole n’a besoin d’être proférée, aucune demande n’est requise : l’adhésion suffit, qui consent à tout ce que Dieu est en lui-même et à tout ce qu’Il veut être en nous, au-delà de tout ce que nous pourrons jamais comprendre.

 

Beaucoup d’âmes se sont détachés de la prière, qui l’avaient rivée à deux ou trois formules dont la saveur était depuis longtemps épuisée. Mais il y a autant de voies qu’il y a de rencontres dans le jour : et le silence qui écoute est encore la plus belle. D’autres se sont découragés qui n’avaient rien obtenu, oubliant que ce qu’il s’agit avant tout d’obtenir est le don de soi-même.

 

En regardant ces deux critères de la divine liturgie au sommet de la journée et de la joie des autres tout au long de la journée, vous pourrez user de la prière sans formule, sans jamais articuler une prière vocale, mais en étant là pour écouter, en état d’ouverture, de découverte, de joie s’il se peut, d’adhésion toujours, pourvu qu’à travers vous Dieu s’exprime selon le mode par lequel Il veut se communiquer à vous et qui doit demeurer un secret entre vous et Dieu.

 

La prière n’est pas autre chose que cette attention d’amour, que cette attention à une Présence...

 

« Je ne crois pas en Dieu, je le vis » de Maurice Zundel aux éditions Le Passeur, p. 113-115

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Il y a des jours où les patrons et les saints ne suffisent pas.

Alors il faut prendre son courage à deux mains.

Et s’adresser directement à celle qui est au-dessus de tout.

Etre hardi. Une fois...

S’adresser hardiment à celle qui est infiniment belle.

Parce qu’elle est aussi infiniment bonne.

A celle qui intercède.

La seule qui puisse parler de l’autorité d’une mère.

S’adresser hardiment à celle qui est infiniment pure.

Parce qu’aussi elle est infiniment douce.

A celle qui est infiniment riche.

Parce qu’aussi elle est infiniment pauvre.

A celle qui est infiniment grande.

Parce qu’aussi elle est infiniment petite, infiniment humble.

A celle qui est infiniment joyeuse.

Parce qu’aussi elle est infiniment douloureuse.

A celle qui est Marie.

Parce qu’elle est pleine de grâces.

Parce qu’elle est avec nous.

A celle qui est avec nous.

Parce que le Seigneur est avec elle.

Amen...

 

 

 

Prière à la Mère de Dieu de Charles Péguy

 


Message du SAMEDI RADIEUX - 18 Avril 2020 -

La Sainte Trinité - Fresque éthiopienne - "Abba ! Père ! nous fait participer à la vie secrète du Père et du Fils, dans la Présence du Saint Esprit. "
La Sainte Trinité - Fresque éthiopienne - "Abba ! Père ! nous fait participer à la vie secrète du Père et du Fils, dans la Présence du Saint Esprit. "

Prière et Présence

 

Il est difficile de préciser dans la tradition chrétienne quelle invocation est la plus haute de toutes et donc davantage à recommander. Ici encore, les vocations individuelles doivent être respectées, et aussi les besoins des âmes qui sans cesse se renouvellent à mesure que leurs yeux s’habituent à la lumière de Dieu...

 

Beaucoup pensent que l’invocation du Saint Nom de Jésus est la plus élevée qui puisse être prononcée par des lèvres d’homme. C’est de cette conviction qu’est sorti tout le développement de la prière de Jésus. Mais Jésus ne se donna-t-Il pas Lui-même comme le chemin qui mène vers le Père ? Tout son ministère sur terre ne fut-il pas ordonné à conduire les hommes vers le Père ? Pour Jésus comme pour tous Ses frères humains, c’était ce retour au Père qui commandait tout et était de tout le plus important : « Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez que je m’en aille au Père, car le Père est plus grand que moi. » (Jean 14, 28).

 

Le Nom même de Jésus est révélation du Père : Jésus, Yeshoua, « Dieu qui sauve ». Le nom de Jésus résume de la manière la plus complète tout ce que Dieu a révélé de soi à l’homme, par-dessus tout « Sa fidélité et Sa miséricorde », Son salut, tout le thème de l’annonce prophétique et du kérygme évangélique. Cependant comme l’Esprit le rappelle par toutes les voies et incessamment à l’âme intérieure, si adorable que soit que soit le mystère de Dieu en Sa manifestation, Dieu en soi est toujours au-delà, infiniment au-delà. La révélation de Son salut nous fait elle-même deviner en Son Etre des abîmes d’amour que nulle manifestation ou révélation de salut ne pourra jamais signifier.

 

Deux fois au cours de sa correspondance avec les Eglises, l’apôtre Paul rappelle que l’Esprit murmure constamment au cœur du baptisé la sainte invocation : « Abba ! Père ! » (Romains 8, 15 et Galates 4, 5). Abba – Père, dans la langue maternelle de Jésus – était sans aucun doute la prière incessante de Jésus Lui-même. Autrement, comment l’Esprit de Jésus la murmurerait-il en nous ? Il suffit de parcourir l’Evangile pour s’assurer que le souvenir du Père était constamment dans le cœur et la pensée de Jésus comme Son Nom était sans cesse sur Ses lèvres. Qu’il priât seul à l’écart dans la nuit, ou qu’Il fût au milieu des foules accomplissant Ses miracles, toujours Jésus invoquait le nom de Dieu Son Père. Abba fut Son ultime prière au jardin de Gethsémani, Son dernier cri sur la Croix.

 

Tout cela est une invitation à faire de cette invocation – Abba ! Père ! – un des centres de notre vie de prière, à la répéter indéfiniment, constamment sur les lèvres, dans l’esprit, surtout dans le cœur. Ce faisant, nous n’imiterons pas seulement Jésus dans Sa vie et Son comportement extérieur mais nous aurons part à ce qui, en Lui, est le plus intime et le centre de Sa vie de relation avec le Père et avec les hommes.

 

Répétant avec Lui et après Lui, Abba ! Père !, nous serons conduits jusqu’aux secrets les plus cachés de Sa « vie intérieure », le secret de Son expérience d’être « un avec le Père » et, en même temps, Son Enfant très aimé, sans cesse face à face avec Lui. Notre cœur se transformera peu à peu dans le Cœur de Jésus, le Christ. C’est avec Lui et en Lui que nous offrirons au Père l’hommage de notre prière et de notre adoration.

 

Abba ! Père ! nous fait participer à la vie secrète du Père et du Fils, dans la Présence du Saint Esprit. Abba ! Père ! deviendra notre réponse incessante à « Toi, mon enfant chéri » que le Père nous dit, en l’unique Fils, de toute éternité. Ce sera aussi bien la réponse la plus vraie à l’appel qui s’élève de notre cœur, fait par Dieu, fait pour Dieu, et à jamais inassouvi tant que nous ne sommes pas entrés dans la Gloire de Dieu. Ce sera enfin la réponse à l’appel qui vient de la création tout entière et qui passe par les êtres, par tous les évènements de l’histoire, par toutes les rencontres humaines – puisqu’en tout et à travers tout, c’est toujours Dieu, le Père Tout-Puissant, qui vient à nous et mendie notre amour.

 

Abba ! Père ! est une parole sacrée qui ouvre les portes de l’éternité, celle du sanctuaire le plus intérieur, de la crypte la plus secrète de l’âme et conduit l’homme jusqu’au mystère le plus caché de Dieu au fond de soi – un secret caché aux générations successives des hommes jusqu’à ce que vînt sur terre le Fils de Dieu Lui-même manifesté en Fils d’Homme.

 

« Eveil à soi, Eveil à Dieu » de Henri le Saux, Editions O.E.I.L. p. 131-133.

 

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Ô Toi qui es avec moi et caché comme le cœur

Je te salue du fond du cœur.

Ô Toi qui es mon pôle, où que j’aille, c’est vers Toi que je me tourne

Où que tu sois, tu es présent, et de loin en nous, tu regardes

Et le soir quand je dis ton nom, toute la maison s’illumine

Tantôt, comme un faucon familier

Sur ton bras royal je me pose

Tantôt comme une tourterelle

Vers ton toit, à plumes déployées, je vole

Si tu es absent

Pourquoi me blesses-tu à chaque instant ?

Et si tu es présent

Pourquoi mon cœur est-il ton piège battant ?

Tu es loin du corps et pourtant

Il y a une lucarne qui va de ton cœur à mon cœur

Comme la lune, de cette lucarne dérobée

Je te fais signe

Tu nous envoies, Ô Soleil, de loin, Ta lumière

Ô Toi, l’âme des exilés

A Toi, je soumets ma vie, mon âme, le miroir de mon cœur

Pour Toi, je le polirai

Et pour recueillir les douces paroles, mes oreilles se feront cahier.

 

« Rûmî, la religion de l’Amour » traduction de Leili Anvar, éditions Points p. 45-46


Message du VENDREDI RADIEUX - 17 Avril 2020 -

 

De la prière...

 

Ce n’est pas le fruit infaillible de quelque méthode que ce soit. L’erreur : vouloir atteindre la prière, la construire comme à l’extérieur. Comprendre que la prière m’est donnée au plus profond, dans le cœur. Donnée au préalable, avant tout effort, toute méthode de notre part. Elle n’est nullement mon œuvre, mais celle d’un Autre qui, de tout temps, était présent en moi – surtout depuis mon baptême. Saint Paul : « C’est l’Esprit Saint qui prie dans nos cœurs, en y murmurant sans cesse : Abba, Père » (Galates 4, 6 ; Romains 8, 15). Il ajoute que « nous ne savons pas prier comme il faut », mais que l’Esprit « vient au secours de notre faiblesse » (Romains 8, 26). Cette expérience de la faiblesse fait partie de toute prière.

 

La prière est toujours proche de moi, comme à portée de main. Elle se déploie au plus intime de moi-même, plus intime à moi que je ne le suis moi-même (saint Augustin). Dans un certain sens, même, je suis toujours en prière, sans le savoir, sans percevoir ce murmure de l’Esprit au plus secret du sanctuaire du cœur. Elle est là, mais à l’état inconscient, à un niveau de profondeur où aucune analyse ne pénétrera jamais. La seule méthode valable est de se mettre dans les dispositions qui favorisent au mieux l’émergence de cette prière inconsciente en lui permettant d’affleurer peu à peu à la conscience pour m’investir progressivement tout entier. Tel un feu, qui après avoir longtemps couvé sous la cendre, peut un jour s’embraser.

 

Car des cendres recouvrent provisoirement l’étincelle de la prière dans le cœur – et risquent de l’éteindre. Car tels que nous sommes, nous ne correspondons pas exactement au dessein primitif de Dieu pour l’homme. Le mythe inspiré qu’est le récit du paradis l’explique en racontant comment Dieu venait converser avec Adam à la brise du soir. La « prière » est alors naturelle, libre, coulant de source. Depuis la « chute », la prière est souvent difficile, voire – dit saint Paul – impossible. Le désir de prier qui est le Saint-Esprit en nous est enseveli sous tant d’autres désirs ou plutôt de besoins. Toute méthode au service de cette prière préexistante dans mon cœur, doit surtout viser à débarrasser mon cœur de cette chape de désirs, de distractions, qui me coupent désespérément de mon plus précieux trésor. Mon cœur a besoin d’une véritable guérison.

 

Dans notre culture, il est difficile de se recueillir. Le développement inouï des moyens de communication, le risque de vivre en extravertis, sans cesse sollicités par de nouvelles impressions, le risque de s’installer à la surface de soi-même. Alors que nous sommes appelés à devenir ce que nous sommes au fond de nous-mêmes, des prières vivantes. Tous les croyants possèdent la même expérience mystique que les plus grands. Seulement, nous n’en éprouvons rien ou si peu, alors qu’eux en savourent un avant-goût.

Dieu attend que nous devenions des pauvres, humblement ouverts par la grâce...

 

« Joie de la Résurrection » de Olivier Clément, éditions Salvator p. 121-123

 

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Par la prière, je purifie la vue de ma foi, pour ne pas perdre dans le brouillard, mon Etoile la plus radieuse !

« Qu’en ferait-Il Dieu de ta prière ? » me demandent les laboureurs ténébreux de la terre. Vous dites vrai, fils de la terre. Qu’en ferait-elle, l’étoile polaire, de la longue-vue du navigateur, puisqu’elle voit le navigateur même sans longue-vue ?

La prière m’est utile, à moi, pour que je ne perde pas de vue l’Etoile salutaire et non pas pour que l’Etoile ne m’égare.

Qu’en serait-il de ma vue intérieure si je cessais de l’entraîner avec ma prière ?... Comment n’entraînerais-je pas la vue de ma foi, afin que je puisse voir, plus nettement encore, mon unique trésor ? Pris au piège des illusions, j’ai à peine entr’aperçu une ouverture vers le dehors, et dois-je donc la perdre de vue ?

 

Mettez-vous bien dans la tête, chers compagnons, que ce n’est pas peu de choses que de voir Dieu. Vous qui sacrifiez les richesses, afin de voir la magnificence de l’équateur et la lumière boréale, soyez prêts à payer plus cher la vision de Celui en comparaison duquel la magnificence de l’équateur est une misère et la lumière boréale une bougie en suif...

Quand bien même vous donneriez aussi votre vie entière pour Le voir, Lui, vous n’aurez donné que peu de choses. Mais Il est noble et bienveillant, et Il ne vous demande pas davantage.

 

Vous les entraîneurs du corps, qui n’oubliez aucun matin pour entraîner vos bras et vos jambes, êtes-vous en réalité des êtres pensants ?

Etes-vous réellement des êtres pensants si vous considérez que votre foi en Dieu deviendra et restera clairvoyante sans entraînements ?

Tout le ciel étoilé, qui regarde encore l’expérience de vos pères, m’est témoin que votre foi deviendra aveugle, si tant est qu’un jour elle ouvre les yeux...

Maintenez trois jours seulement vos yeux bandés et vous sentirez que la lumière du soleil les blesse. Rompez votre relation avec Dieu trois heures seulement, et vous sentirez que vous avez du mal à regarder de nouveau Sa lumière.

 

Vous me demandez combien dure ma prière ? Pouvez-vous me comprendre quand je vous dis : elle est plus longue que mes jours ? Car par ma prière, je dois entraîner votre foi aussi, lui ouvrir la vue, et lui montrer la vision et Celui qui est vu. En vérité, par ma prière, j’emplis et mes jours et les vôtres.

J’invoque sans cesse tous les cercles célestes pour qu’ils me soutiennent dans la prière par leur recueillement éternel et que je sois digne de mûrir en moi cette Gloire, cette Splendeur, dont ma prière attend le mûrissement.

Ô mes compagnons, comme est grandiose la vision de la foi ! Je vous en fait le serment : si vous saviez, votre prière ne connaîtrait ni repos ni fin...

 

« Prières sur le lac » de saint Nicolas de Jitcha, éditions l’Âge d’Homme p.98-99

 


Message du JEUDI RADIEUX - 16 Avril 2020 -

 

« N’éteignez pas l’Esprit... »

 

« N’éteignez pas l’Esprit » (1Thessaloniciens 5, 19). L’homme vit habituellement sans se préoccuper de rendre un culte à Dieu et sans se soucier de son salut personnel. La grâce éveille le pécheur endormi et l’appelle au salut. S’il écoute cet appel en esprit de repentir, il décide de consacrer le reste de sa vie à des œuvres agréables à Dieu, et, en agissant ainsi, d’arriver au salut. Cette résolution se manifeste par le zèle et l’ardeur, et ceux-ci, à leur tour, deviennent effectifs quand la grâce divine les fortifie au moyen des sacrements. Dès lors, le chrétien commence à brûler en esprit, c’est-à-dire qu’il est pris d’un zèle ardent pour l’accomplissement de tout ce que sa conscience lui révèle être la volonté de Dieu.

Il peut alors soit entretenir en lui cette ardeur spirituelle, soit l’éteindre. Elle s’entretient surtout par les actes d’amour envers Dieu et le prochain – ce qui est, en vérité, l’essence même de la vie spirituelle -, par la fidélité aux commandements en général, avec une conscience paisible, par une générosité qui reste sourde aux incessantes réclamations du corps et de l’âme, et par la prière et la pensée de Dieu. Au contraire, cette flamme s’éteint par la distraction dans l’attention à Dieu et à Ses volontés, par l’anxiété excessive à propos des choses du monde, par l’indulgence aux plaisirs sensuels et par l’asservissement aux choses matérielles. Si cette ardeur spirituelle s’éteint, la vie en Christ ne tardera pas à s’éteindre aussi.

 

Saint Jean Chrysostome parle assez longuement de cette ardeur de l’esprit. Voici en bref ce qu’il dit : « Un brouillard, une obscurité et des nuages épais se sont répandus sur la terre. C’est à ce propos que l’Apôtre dit : ‘Car vous étiez ténèbres’ (Ephésiens 5, 8). Nous sommes plongés dans la nuit, et nous n’avons pas la clarté de la lune pour nous montrer le chemin ; or, c’est dans cette nuit que nous devons marcher. Mais Dieu nous a donné une lampe brillante en allumant dans nos âmes la grâce de l’Esprit-Saint. Certains, après avoir reçu cette lumière, l’ont rendue plus brillante et plus claire, tels furent Paul, Pierre et tous les saints. Mais d’autres l’ont éteinte ; tels furent les cinq vierges insensées, ceux qui ont fait naufrage dans la foi...

Saint Paul dit : « N’éteignez pas l’Esprit », c’est-à-dire le don de l’Esprit, car c’est habituellement de ce don qu’il veut parler quand il dit « l’Esprit ». Or, ce qui éteint l’Esprit, c’est une vie impure. Car si quelqu’un verse de l’eau ou jette de la terre sur la lumière d’une lampe, celle-ci s’éteint ; et la même chose se produit si, tout simplement, il en retire l’huile. C’est de la même manière que s’éteint en nous le don de la grâce. Si vous avez la tête pleine de choses terrestres, si vous vous êtes laissé accaparés par trop de soucis quotidiens, vous avez déjà éteint en vous l’Esprit. La flamme meurt aussi quand il n’y a pas assez d’huile dans la lampe, c’est-à-dire quand nous ne montrons pas assez d’Amour. L’Esprit est venu en nous par la miséricorde de Dieu, et s’ Il ne trouve pas en nous des fruits de miséricorde, Il s’éloignera, car l’Esprit ne fait pas Sa demeure dans une âme sans miséricorde.

 

« Ayez donc soin de ne pas éteindre l’Esprit. Toute action mauvaise éteint cette lumière, médisance, offense, ou toute autre chose analogue. La nature du feu est telle que tout ce qui lui est étranger le détruit, tandis que tout ce qui lui est apparenté le fortifie. Cette lumière de l’Esprit réagit de la même manière. »

Repoussez tout ce qui pourrait éteindre cette petite flamme qui commence à brûler en vous, et entourez-vous de tout ce qui peut la nourrir et la transformer en un feu ardent. Restez dans la solitude si vous le pouvez, priez, méditez sur ce que vous devez faire. La règle de vie, l’occupation, le travail que vous vous étiez contraint à adopter quand vous étiez à la recherche de la grâce, sont aussi des secours puissants pour développer en vous l’action de la grâce qui commence à se faire sentir. Ce dont vous avez le plus besoin actuellement, c’est de solitude, de prière et de méditation. Votre solitude doit devenir plus recueillie, votre prière plus profonde et votre méditation plus intense...

 

« L’art de la prière » de L’Higoumène Chariton, Abbaye de Bellefontaine, p. 152-153

 

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Commencer par asseoir sa journée

sur un linge de silence.

 

Descendre au profond de soi,

en dessous des maux,

en dessous des mots

dans ce lieu sans lieu

où s’annonce la rencontre.

 

Ne rien vouloir

sinon être là,

dans l’ouverture

à ce qui vient.

 

Se laisser faire

et défaire

par la pulsation

de l’éphémère

jusqu’à cet agenouillement

du dedans qui signe

la vraie prière

 

« L’imprononçable » de Francine Carrillo, Labor et Fides, p. 104-105

 


Message du MERCREDI RADIEUX - 15 Avril 2020 -

 

L’effusion infinie d’Amour...

 

L’évangile de saint Jean rapporte ces mots de Jésus : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui écoute ma parole et croit à Celui qui m’a envoyé a la vie éternelle et ne vient pas en jugement, mais il est passé de la mort à le vie. » (Jean 5, 24)

La méditation se concentre droit sur le cœur, droit sur le centre du mystère chrétien. Et l’on ne peut percer le mystère chrétien qu’en prenant part au mystère de la mort et de la résurrection. C’est le message essentiel de Jésus. Nul ne peut être un disciple de Jésus s’il ne se renonce. Ne sauve sa vie que la personne prête à la perdre (Matthieu 8, 35). Et dans toutes les paraboles que relate Jésus, la semence doit tomber dans le sol et y mourir, faute de quoi elle reste seule.

Dans la pratique de longue date de la méditation, nous perfectionnons notre capacité de perception à la mesure de l’unique point focal qu’est le Christ. Christ est notre voie, notre but, notre guide. Mais il n’est notre but que dans le sens où, une fois complètement en accord avec Lui, nous passons avec Lui au Père. Dans la méditation, nous parvenons à cette nécessaire réduction à un point unique dont nous découvrons qu’il est le Christ.

 

Il est impossible de parler adéquatement de la méditation, de la même manière qu’il est impossible de parler adéquatement de l’expérience chrétienne... Il nous faut néanmoins essayer d’en parler, même si nous ne parlons que pour amener les gens au silence. Le silence de notre méditation est notre porte d’accès à l’indicible mystère présente au cœur de chacun de nous, à condition que nous entreprenions ce pèlerinage à l’unique point focal, à l’unité d’intention. Il faut trouver un moyen d’essayer d’expliquer le sens de ce cheminement et pourquoi ce cheminement en vaut tant la peine, pourquoi il demande du courage.

La conscience moderne n’est pas très emballée par l’idée de resserrement. Or la méditation est un moyen par lequel nous concentrons notre attention. Nous resserrons notre attention sur un seul point. Il me semble que le représenter comme un double triangle de grande dimension pourrait aider à comprendre en quoi consiste la méditation. Le triangle supérieur pointe vers le bas, vers le triangle inférieur qui pointe vers le haut. Le triangle supérieur illustre l’apprentissage de la concentration, l’apprentissage de la convergence absolue de l’attention sur et dans le Christ. En ce sens, il s’agit de resserrer son attention sur un point unique. Dès qu’on y réussit s’ouvre de l’autre côté la voie à une effusion infinie. Par Jésus, nous passons de tout ce qui est mort, tout ce qui est restreint, mortel et fini, à l’effusion infinie de Dieu qui est infinie effusion d’amour.

Parvenu à cet unique point focal, il faut le courage de persévérer, de ne pas être effrayé devant l’étroitesse du passage, de ne pas être effrayé devant l’exigence imposée. Cette exigence est une exigence absolue, l’exigence de la foi : croire que Jésus dit vrai quand il affirme que c’est en perdant notre vie, et alors seulement, que nous serons capables de la trouver.

 

Méditer, c’est comme franchir la barrière du son. Quand on atteint à ce point, peuvent survenir bien des turbulences. A ce moment-là, la discipline acquise en disant l’invocation et en continuant fidèlement cet exercice, permettra de nous ouvrir entièrement à l’amour de Jésus-Christ qui nous soutiendra. Il faut de la discipline pour aimer et pour être ouvert à l’amour parce qu’il faut de la discipline pour devenir libre. A l’approche de ce point, il semble qu’on ait grand besoin de courage et de persévérance. Et on comprend petit à petit que tout ce courage et toute cette capacité de persévérance sont gratuitement nôtres en la Personne de Jésus.

 

Telle est l’assise enivrante de tout le mystère chrétien : la pâque est accomplie. Elle est achevée en Jésus dont le courage, la fidélité et l’amour nous plongent dans l’effusion infinie qu’est Dieu. Il n’y a donc aucun fondement essentiel à notre peur, à notre atermoiement, à notre abstention. Dans l’amour du Christ, tout est nôtre. Une tâche des plus humbles nous revient : celle de reconnaître et d’épouser notre pauvreté. Nous y arrivons par la répétition de l’invocation, par une loyauté à toute épreuve à cette pratique. C’est une tâche très humble, mais une tâche qui nous introduit dans l’amour infini de Dieu.

 

Il faut se rappeler que la mort et la résurrection forment l’axe de la vie chrétienne. On ressuscite à une vie nouvelle, une vie sans limites, une vie éternelle. Jésus nous dit que si nous nous ouvrons à Lui, si nous avons le courage de l’écouter et d’entendre son message, alors la vie éternelle, la vie infinie et l’effusion infinie de vie sont nôtres. Voilà le mystère. Ce à quoi nous sommes invités à nous ouvrir. Ce que nous sommes invités à proclamer...

 

« Le chemin de la méditation » de John Main aux éditions Bellarmin, p. 47-49

 

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Je suis ce que je suis par la grâce de Dieu,

Je suis donc seulement ce que Dieu est en moi et rien d’autre ;

Et Dieu aussi est cela-même qu’Il est en moi.

En effet, rien n’est rien,

Et ce qui est, est ;

Et donc je ne suis, si je suis,

Que ce que Dieu est,

Et personne n’est, sinon Dieu ;

Et c’est pourquoi je ne trouve que Dieu,

Où que je pénètre,

Car rien n’est, sinon Lui, à dire vrai.

 

« Le miroir des simples âmes et anéanties » de Marguerite Porète, Albin Michel p.137

 


Message du MARDI RADIEUX - 14 Avril 2020 -

 

La première Grâce...

 

« Je vais essayer de vous dire tout ce que je pourrai, comme je pourrai. Le Seigneur vous aidera à comprendre. S’il y a des détails inutiles, vous me pardonnerez, je vous demande de n’y voir qu’un désir de vérité. Je n’ai jamais eu de grâce semblable ni avant ni après...

La grâce dont je parle, je l’ai reçue à Champagne, le 11 août 1929. J’étais venue pour la retraite des sœurs à laquelle je ne voulais pas prendre part. Je voulais uniquement la vie contemplative cloîtrée mais par obéissance, je m’y suis rendu. Ces jours de retraite furent une sorte d’agonie. C’était l’effondrement de tout – c’était comme la perte de Dieu – l’angoisse, la crainte, le dépouillement de tout ; je souffrais dans l’âme, dans toutes ses profondeurs ; je n’avais jamais rien ressenti de semblable.

 

Ce 11 août, je demandai de rester à la chapelle le soir jusqu’à minuit pour prier. Je m’étendis alors par terre les bras en croix et je méditai sur la mort : « Bientôt, il n’y aura plus que cela de moi – mon Dieu, je vous donne tout, faites tout ce que vous voudrez, prenez-moi selon votre bon plaisir – donnez-moi de m’oublier, de me perdre, de disparaître totalement en vous. »

Ce qui se passa alors est bien plus difficile à dire – parce que ce ne fut pas mon opération mais celle de Dieu en moi – plus divin qu’humain. Il n’y eut ni parole, ni idée exprimée humainement, ni image. Il n’y eut rien qui puisse être perçu par les sens – ni pensée qui soit l’effet d’un raisonnement quelconque, ni spéculation, ni théorie, ni rien de ce dont on se sert pour l’exercice naturel des facultés. Les mots jurent avec ce que je veux essayer d’exprimer parce qu’ils sont restreints et limités et évoquent forcément des pensées, des réalités que l’intelligence ne peut saisir qu’à sa manière humaine.

 

Comment vous dire ? Je fus comme immergée en Dieu – et il me sembla qu’Il m’absorbait dans Sa Déité – et que, restant moi, je n’opérais cependant plus par moi-même mais, par Lui, je me trouvais à la fois dans une immobilité et une activité suprême. Comment dire et que dire ? Je connus la Déité de Dieu – je connus Son Etre : pas l’idée de Déité ni l’idée de l’Etre, mais la Déité, l’Etre. Je vis, non parce que je pouvais voir, mais parce qu’Il me donnait de voir, et il n’y avait pas de distance de moi qui voyait à ce que je voyais. Je crois que c’est plus exact d’exprimer ainsi plutôt que de dire que je voyais en moi et me voyais en Lui.

En Sa Déité et Son Etre, je vis Sa Perfection, Sa Gloire et Son Ineffable Béatitude : je fus plongée, roulée dans cette Béatitude, je reçus quelque expérience de la Vie éternelle. Je connus et je vis dans la simplicité de Son Etre – Sa Majesté – et c’est indicible et inaccessible à l’intelligence humaine. Je ne sais pas comment je connus – que fit alors Dieu en moi ? C’est Lui qui opérait en moi – qui m’habillait à Sa Connaissance.

 

Je reçus là la connaissance de la paternité divine, de Dieu et de Dieu Père. Je vis l’âme humaine : je la vis en Dieu – comment dire ? L’idée que Dieu a de l’âme humaine – idée qui est vie en Dieu et qui est la suprême réalité de l’âme, réalité par laquelle est l’âme. Je vis ce qu’est l’âme à Dieu. Je ne vis pas telle âme, la mienne ou une autre, mais l’âme – et cela s’appliquait à toute âme. Je la vis en perfection telle qu’elle est en l’idée de Dieu, telle qu’elle a son être en Dieu. Je vis l’amour de Dieu pour l’âme – et son aptitude à être unie à Dieu : c’est là sa fin. Je vis l’amour du Père pour l’âme, je l’éprouvai, j’y entrai : pas dans l’amour de l’âme pour Dieu, mais dans l’ineffable, l’inexprimable inconnaissable amour de Dieu pour l’âme. Tout ce que j’écris là, je l’expérimentais, et c’est en l’expérimentant que je le connaissais – et c’était par l’âme, par le centre de mon être, et de ce centre, cela se répandait et découlait en tout moi-même.

 

Je vis l’ordre naturel et l’ordre surnaturel – l’ordre naturel à Dieu, l’ordre naturel au créé – l’ordre surnaturel. Je vis et connus l’âme en sa vie naturelle, je la vis et je la connus en sa vie surnaturelle. Je vis tout ce qui touche à l’âme, ses facultés, ses vertus et tout en elle dans son rapport à Dieu. Je vis ce qu’elle peut par l’Etre que Dieu met en elle – et ce qu’elle ne peut pas sans un secours divin. Tout, je le voyais dans la lumière divine et le connaissais en cette lumière de l’Etre de Dieu : je voyais bien plus Dieu que ces choses – et ne voyais bien l’âme que parce que je voyais Dieu. Je vis l’âme pour Dieu. Et je vis l’œuvre d’amour de Dieu dans l’âme – et que Dieu aime déjà l’âme en sa simple nature – mais cet amour-là n’est rien à côté de son amour de Père.

Je vis le péché et ce qu’il est en l’âme – et ce qu’il fait de l’âme devant Dieu ; il faut savoir ce qu’est l’âme à Dieu pour connaître ce que c’est que le péché. Je vis que Dieu se veut à Lui-même d’être la béatitude de l’âme, qu’Il lui donne en participation sa propre béatitude et j’entrai dans cette béatitude qui est la vie éternelle. Pour goûter à cette béatitude, il faut goûter à Dieu qui est cette Béatitude : et je reçus ce don. Je vis le don que Dieu veut faire de Lui-même à l’âme – dès cette terre – et qu’elle est faite pour être unie à Dieu. Je gémis et dis alors : « Mon Dieu, qu’est-ce pour moi de connaître votre béatitude, votre Déité et votre Etre si je n’y puis avoir part. Mon Dieu, comment vous unissez-vous l’âme ? »

 

Je demandai et redemandai. Ce fut minuit...

Alors aussitôt, je reçus la connaissance du Fils – je sus ce qu’est le Verbe au Père et le Père au Verbe – et je fus absorbé dans l’étreinte d’Amour. Je connus le Père et je connus le Verbe et je fus comme saisie et ravie par l’Amour. Je vis le mystère de l’Incarnation – je le vis en Dieu, en sa réalité en Dieu. Je ne vis pas l’humanité du Christ comme des Saints l’ont vue de leurs yeux : je vis cette humanité en la Pensée et l’Amour du Père en l’union au Verbe – il n’y avait ni forme ni image. Je vis que tout l’Amour du Père pour toutes les âmes n’est rien en face de Son Amour pour l’âme et l’humanité de Son Fils...

Je vis que tout l’Amour dont le Père aime les âmes est l’épanchement en ces âmes de Son Amour pour le Fils et j’entrai en l’Amour du Père pour le Fils et en l’Amour du Fils pour le Père – et cet Amour est plénitude.

Je vis qu’il fallait la Rédemption – qu’elle convenait souverainement – je vis qu’elle est tout amour et je connus alors la miséricorde que je n’avais pas encore perçue. J’avais vu la Majesté infinie, la Plénitude de perfection, l’Eternité : la simplicité de l’Etre qui, parce qu’Il est l’Etre absolu, est toute perfection. Ce que peut-être signifie le mot Déité.

Mais alors je vis la miséricorde – et en fus pénétrée, imprégnée. Je vis le Sang, non le sang par mes yeux, mais ce qu’est au Père le Sang du Fils, qui est un Sang réel. Je vis toute la miséricorde dans le Sang – je vis que toute âme, dans la Volonté du Père, était purifiée, lavée, sanctifiée en ce Sang, par l’effusion mystique du Sang.

 

Je vis comment la nature humaine était toute dans le Christ comme en son principe – qu’elle était en Lui toute sainte et immaculée. Je vis ce que saint Paul appelle « le Corps Mystique », mais sans figure – en sa réalité spirituelle, tel qu’Il est en Dieu, pas comme les hommes sont obligés de l’exprimer. Je vis que le Christ Jésus est « l’image du Dieu invisible », « le Bien-Aimé du Père » - l’Unigenitus en sa nature divine – le Primogenitus en sa nature humaine. Je vis ce que saint Paul exprime aux Romains (5 ,28) et aux Ephésiens (I) – je vis l’abîme d’amour et j’y fus plongée – et tout mon être en était pénétré. Je vis que tout cela est, que c’est par Dieu – et que cela seul est. Je vis que tout ce qui n’est pas cela n’est pas, n’est rien, est mort, néant.

Je vis le mystère de mort et de vie – de mort pour la vie – et que tout ce qui n’est pas vie à Dieu est vraiment mort et néant.

A minuit et demi, je quittai la chapelle, j’allai dans ma chambre. J’essayai de me redire à moi-même, ce fut impossible : je n’étais plus que moi – mais ce n’était plus la même... J’étais détachée de tout – j’étais embrasée pour Dieu. Les paroles de l’Office m’étaient devenues étincelantes : comme des étoiles elles laissaient percer en mon âme le mystère. Ce mystère était maintenant caché dans l’âme, et les facultés, livrées à leur faiblesse n’y pouvaient avoir accès – mais ce qu’elles avaient expérimenté demeurait en elles. Elles voyaient qu’elles avaient vu – mais ce qu’elles avaient vu, elles ne le voyaient plus.

 

Les effets qui suivirent furent un détachement général de tout, une vue de toutes choses toute surnaturelle, toute ordonnée à Dieu, très simplement ; un grand attrait et une grande facilité au bien, en union au Christ Jésus : autour de moi, on remarqua que j’étais tout autre ; une synthèse de vie spirituelle : mort et vie, très vive, très aigüe dans l’esprit – la Vie en l’unité du Christ Jésus ; une paix, un abandon total... »

 

« Le Petit Livre des Grâces » de Marie de la Trinité, éditions Arfuyen, p. 31-48

 


Message du LUNDI RADIEUX - 13 Avril 2020 -

 

L’anachorète et le voyageur

 

« - Connaissez-vous ce conte ? Un homme voulut se rendre chez le roi. Arrivé au palais, il entra dans une première salle où se tenait un garde magnifiquement chamarré. Ebloui, il demanda si c’était là le roi. – Non ! lui est-il répondu. Il entre dans une seconde salle plus belle, puis dans une troisième, plus belle encore ; une quatrième, une cinquième et une sixième. Les salles étaient de plus en plus resplendissantes. Il demandait chaque fois : Suis-je ici chez le roi ? Parvenu dans la dernière salle, il ne se posa plus la question... »

 

« La caverne de l’anachorète Nikôn était cette dernière salle. J’avais déjà vu bien des saints personnages en visitant monastères et kellies au mont Athos ; mais je n’avais encore rien vu... Ce matin-là, j’avais suivi le sentier qu’on m’avait indiqué, abrupt sur la mer, coupé d’escaliers de pierre. Le chemin se perdit bientôt dans les rochers ; il devint dangereux de s’aventurer entre éboulis et précipices et je me préservais de l’attraction du vide en m’agrippant à des chaînes de fer scellées dans le roc ou à des échelles verticales de corde usée, sans regarder derrière moi... Je marchai dans les caillasses, gravis des escarpements, me trouvai sur un sommet. Un autre le dominait. J’y distinguai une caverne, et par-devant, une hutte. J’allai dans leur direction, entrai dans la hutte, vis un homme. C’était lui, en effet. Je le regardai.

« Pourquoi ce sentiment de stupéfaction qui échappe à tout bon sens et à la raison même ? Ce que j’éprouvais devant Nikôn, c’était l’Universel. Pour moi, le temps s’était aboli, et je m’abolissais moi-même aux pieds du vénérable. Nul jamais n’exprimera cette ineffable paix. A y penser maintenant, je crois que je n’existais plus dans mon corps, à ce moment. »

 

« Qu’importait dès lors le monde ? Je n’y songeais plus. Où me trouvais-je ? Qu’étais-je devenu ? En cette parfaite présence qui remplissait la hutte d’une clarté insolite, l’ensemble des complexes, angoisses et peurs qui constituent l’écheveau de notre nature, ces crispations nouées en nous, ces réticences, ces repliements, ces ressentiments, toute la malfaisance humaine viennent à maturité en un instant, montent du fond du cœur, éclatent à la surface. Une envie de crier vous saisit, pour vous anéantir dans ce cri ; l’envie de disparaître dans cette Joie sans limite, permanente, irrésistible, dans cette Joie régénératrice. Quelle Joie ? Celle de se sentir brusquement allégé de tous les poids qui nous oppressent. Celle d’avoir là, concrètement devant soi, la preuve tangible, incontestable, de l’Esprit, et, si j’ose dire, de l’Esprit en chair et en os ; d’avoir enfin la preuve irréfutable que ces êtres théandriques, dont il nous est toujours parlé dans les livres sans qu’on puisse jamais en vérifier l’existence, que ces êtres existent bel et bien, fussent-ils des plus rares dans le monde ; et par là même, la preuve que la transformation de l’humanité en un état supérieur de conscience n’est pas une hypothèse, un mythe, une utopie, mais une entreprise parfaitement réalisable, fût-elle d’une difficulté extrême. La joie aussi que désormais, et jusqu’à ma mort, je vivrai dans la certitude que cette possibilité existe. L’avoir reçue ici et dans cet instant effaçait d’un seul coup trente ans d’angoisses, de recherches, et tous mes efforts récents, me les faisaient même apparaître comme un piètre paiement pour ce que je recevais en échange.

« J’éprouvais en même temps comme tout un dégoût de moi-même. Je pensais me trouver dans un champ magnétique où il m’était également douloureux de demeurer et de m’éloigner. J’aurais suivi cet homme jusqu’aux extrémités du monde. »

 

« L’Eternel Présent ! C’était lui ! Et j’allais l’entendre parler... Car au bout d’un temps dont je ne saurais préciser la durée, et après la prise de conscience de ce choc, j’entendis Nikôn m’adresser la parole : il me souhaitait la bienvenue. Sa voix était basse et lente, égale à elle-même, parsemée de rires enfantins. Il n’y avait dans les mots qu’il prononçait aucune espèce de violence : son langage était comme un filet de source. Je devais prêter attention pour l’entendre. Répéter ces paroles serait comme les profaner, en ôter la plénitude. Je les garde intactes dans mon souvenir non par égoïsme mais par respect, et parce que j’ai, aurai toujours dans l’oreille cet inimitable murmure d’eau. Sachez seulement qu’il s’excusa de mal s’exprimer, tant il y avait longtemps qu’il ne s’exprimait plus. »

 

« Nous sommes sous l’océan des mots. Nous tâchons de nager à sa surface, mais c’est au prix de mille efforts : nous cherchons ces mots, les abandonnons pour en prendre d’autres, les confondons : c’est le bafouillage. Parfois, avec bonheur, nous parvenons à les juxtaposer tant bien que mal, de manière qu’ils traduisent ce que nous voulons exprimer. Mais la maladresse subsiste, et nous recommençons bien vite à être submergés, à nous battre avec les vagues. Le saint, lui, n’a point les mots à son niveau, mais, exempt de passion, il les domine, les apprivoise comme des animaux sauvages. Les mots ne retombent pas sur lui. Il choisit ceux qui recouvrent exactement le contour et le sens de chaque idée. Je le sus en l’écoutant...

 

« Nikôn avait été officier de la garde personnelle du Tsar ; mais ce qui l’intéressait déjà, c’était de parcourir le monde en quête de sagesse. Il avait, à Saint-Pétersbourg, rencontré Gurdjieff et Ouspensky. Il avait voyagé en Inde, en Chine, au Japon ; rencontré Krishnamurti en Amérique. Mais son choix était fait : ce serait l’Orthodoxie.

« Il me parla des luttes contre soi et des phantasmes nés du mental ; de l’infantilisme des adultes, de la misère des temps. Il me dit cette phrase terrible : « Je sens la fin du monde dans ma chair... » Il m’interrogea sur moi-même. Quand un sage nous interroge, c’est pour nous obliger à vaincre nos timidités, et, en répondant, à nous dépasser ; il le fait pour nous libérer de nos complexes, pour notre bien le plus précieux. Il me montra une tablette sur laquelle étaient posés trois ou quatre crânes, ceux de ses devanciers.

« La nuit était venue. Il avait parlé moins de quelques minutes ; plus que je n’avais espéré. Devant une telle complétude, je me taisais, devinais l’importance de ce que je venais de vivre. Je me couchai devant la caverne, étendu à la belle étoile dans des couvertures que le saint me donna. Il s’étendit près de la hutte. Deux heures plus tard, il se levait, et pria le reste de la nuit.

 

« Je me levai moi-même au petit matin pour le quitter... Quelque chose avait ému, fêlé la pierre brute que j’étais. Je méditerai toute ma vie la phrase stupéfiante qu’il me dit au moment des adieux : « Je ne suis qu’un aspirant au Christianisme... »

 

Témoignage de Emile... « Athos, la montagne transfigurée » de Jean Biès, Les deux océans, p. 263-268

 


Message du DIMANCHE DE PÂQUES - 12 Avril 2020 -

 

Si je n’ai pas l’Amour, je ne suis rien...

 

C’est l’Amour fou de Dieu pour l’homme qui caractérise la méditation. L’Amour est le signe distinctif de toute méditation authentique, son essence même, et méditer c’est d’abord s’envelopper du manteau de l’Amour pour s’en laisser pénétrer. Aussi, pour reprendre une expression de sainte Thérèse d’Avila, n’est-il pas tellement besoin de savoir beaucoup sur la méditation que d’aimer beaucoup. Aucune technique n’arrivera à quoi que ce soit si elle n’est pas sous-tendue tout entière par l’Amour. Méditer, c’est aimer, c’est écrire une histoire d’Amour à l’instar de la Bible, c’est offrir son corps comme lieu de cette histoire sainte...

 

Le constat est clair, expérimental, presque un fait de laboratoire : il n’y a pas de réalisation de soi, ni de guérison durable de l’homme sans amour. Au contraire, on sait maintenant après des années de pratique tous azimuts que des thérapies seulement psychologiques ou donnant accès à des états de conscience ouvrent sur une béance inconsolable, voire des lésions physiologiques, et que le seul facteur thérapeutique, c’est l’Amour, parce que, seul, il atteint les profondeurs de l’Etre humain !...

Voilà pourquoi, pour ne pas rester éclopé à mi-chemin sur le bord de la route, la mystique chrétienne fait de l’Amour le centre de la méditation, comme d’ailleurs de tout son message. Ma réalité profonde c’est l’Amour, et plus je m’enfonce dans l’Amour, plus je suis. Les racines, le fondement de mon être, c’est l’Amour (Ephésiens 3, 17 ; Romains 5, 5). Là, je suis illuminé dès maintenant et la méditation n’est pas chemin de conquête mais d’ouverture à l’Amour qui EST au plus profond de moi-même. Méditer, c’est aimer, car Dieu ne veut pas d’autre réponse à Son Amour que notre amour, l’inhabitation réciproque des consciences, la transparence de la Conscience Divine à la conscience humaine et vice versa. Une compénétration infinie de Dieu et de l’homme. L’Amour cherche l’Amour et se suffit à lui-même. Cette croissance de l’un dans l’autre n’est jamais terminée, c’est une union transformante continuelle. Quand l’Amour perce à travers notre nature humaine, il ouvre en elle des capacités infinies d’aimer à son tour, et d’avancer éternellement vers la ressemblance divine. C’est dans cette réciprocité amoureuse que consiste la sainteté, conscience abyssale au contact des Personnes Divines où s’éveille et croît la personne humaine. Nos détresses se dissipent alors et notre visage commence à se transfigurer ; nous devenons nous-mêmes, nous commençons à vivre pleinement...

 

Mais avant d’être illumination, l’Amour est purification. A Dieu qui ne cesse de chercher l’homme et de descendre dans le dépouillement le plus extatique jusqu’à adopter un corps pour être son égal, à vivre les affres de la croix et de l’enfer pour pouvoir dire à son cœur un « Je t’aime » inconditionnel, « Tu es tout pour moi », je ne peux donner qu’un accord sans réserve ou... refuser, car chacun a le droit aussi de choisir la mortalité. Pourvu qu’il le fasse consciemment ! Mais celui qui dit « oui » entre dans un mouvement d’acceptation de tout, inconditionnelle ou anticipée, y compris de l’humiliation, du rejet ou de l’insignifiance, de la mort sur sa propre croix. Car il faut mourir à la dépendance de soi pour dépendre de l’Autre. Hors de Toi, j’accepte de n’être rien. Je veux être par Toi et pour Toi. Pauvreté totale. Désappropriation...

 

La méditation est le champ privilégié où se livre ce combat. Et si cette purification est une agonie, l’Amour qui la réalise en moi est la plénitude de la Présence divine. Cloué sur les difficultés de ma méditation ou de ma vie, je traverse d’une manière ou d’une autre les mystères de Celui qui m’a précédé à Gethsémani. C’est Lui qui les vit en moi et avec moi. Ce qui se passe alors est très important, même si parfois le désespoir me frise parce que j’ai mal médité et qu’à mes yeux je n’arrive à rien...

 

Cette saveur-là, quand on la goûte et la vit intensément dans l’Amour, nous révèle la profondeur de Dieu autant que le joie ou l’illumination. Et bientôt les deux ne feront plus qu’un. C’est quand le Christ n’en peut plus sous le poids de ses souffrances qu’Il s’abandonne entre les mains du Père et que tout est accompli. La Résurrection n’est pas loin...

 

« L’Au-delà au fond de nous-mêmes » du père Alphonse et Rachel Goettmann, Béthanie p. 177-181

 

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Où est le Roi ?

 

Le Roi est couché au creux d’un roc, dans l’obscurité tellurique.

Il ne dort pas, Il ne rêve pas, Il ne se repose pas.

Il ne s’est jamais reposé…

 

Le Roi est mort, Il est en devenir.

Le Roi est mort, Il œuvre à libérer en Lui le Vif, le Vivace, l’Ardent.

La Lumière dont Son cœur, Son âme, Son esprit surabondaient s’intensifie et se condense.

Elle L’illumine, elle L’irradie, elle L’embrase et elle Le met en marche.

 

Où va le Roi nouveau-mort ?

 

Il descend jusqu’aux entrailles de la terre, dans les tréfonds du temps.

Ses pieds percés par le milieu sont d’une haute vélocité ; le tempo de Ses pas est à la fois doux et rapide ;

Il bat sous l’écorce terrestre comme un cœur en émoi.

 

Il court, Il danse presque, Il parcourt les siècles, les millénaires,

Il ouvre les tombeaux, tous les tombeaux, Il appelle les morts comme Il avait hélé Lazare :

 

« Levez-vous ! Déliez-vous et sortez ! »

 

Il les entraîne à Sa suite ; Il les conduit chez le Vivant, Son Père et leur Père.

Qui L’aime le suive.

 

Qui L’aime – Lui et le Père, Lui en Son Père, Lui en Esprit et en vérité, Lui en toute liberté – Le suive

Voici, le Roi de grâce, que nul ne peut encore voir.

 

Il est à Son travail, Il visite les confins de Son Royaume, les enfers et les limbes, Il libère les captifs.

Il va revenir au grand jour, parmi Ses sœurs et frères humains, juste le temps de les ensoleiller,

de leur donner un cœur et un esprit nouveaux.

Puis Il repartira auprès de Son Père et restera avec Sa mouvante fratrie humaine jusqu’à la fin des temps…

 

Chemin de Croix, Sylvie Germain, éditions Bayard, quatorzième station…

 

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On pourrait en rester sans fin à la plainte,

Penser que le mal jamais ne relâchera son étreinte

On pourrait aussi se contenter d’être sourd et passer son chemin

Quand la violence défigure l’humain et le prive de tout lendemain.

 

Mais vivre requiert plus de hauteur,

Une réponse habillée de responsabilité.

Vivre commence par une fine attention

A ce qui tremble au-dedans,

Ce Nom cousu à notre chair

Qui fait la lumière

Là où nous n’y voyons pas clair.

 

Quand l’impuissance nous prend devant l’hiver du monde,

Il reste la persévérance

A opposer à la désespérance.

Il reste la petite veilleuse

A soigner au profond de l’être,

Celle qui porte la guérison dans ses rayons

Et fait le soleil là où nous pétrifie le sommeil.

 

L’imprononçable de Francine Carrillo, éditions Labor et Fides, p. 87-89


Message du SAMEDI SAINT - 11 Avril 2020 -

 

 

 

 

Homélie du Samedi Saint

 

Saint Epiphane de Salamine

 

Saint Épiphane de Salamine, ou Épiphane de Chypre, était un écrivain ecclésiastique et Père de l'Église du IVe siècle. Il est surtout connu pour sa défense de l'Église orthodoxe pendant son activité épiscopale et pour son œuvre hérésiologique et polémique lors de la période troublée qui suivit le Ier concile de Nicée. Il est fêté le 12 mai.

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Un grand silence règne aujourd’hui sur la terre, un grand silence et une grande solitude. Un grand silence parce que le Roi dort. La terre a tremblé et s’est calmée parce que Dieu s’est endormi dans la chair et qu’Il est allé réveiller ceux qui dormaient depuis des siècles. Dieu est mort dans la chair et les enfers ont tressailli. Dieu s’est endormi pour un peu de temps et Il a réveillé du sommeil ceux qui séjournaient dans les enfers...

 

Il va chercher Adam, notre premier Père, la brebis perdue. Il veut aller visiter tous ceux qui sont assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort. Il va, pour délivrer de leurs douleurs Adam dans ses liens et Eve, captive avec lui, lui qui est en même temps leur Dieu et leur Fils. Descendons donc avec Lui pour voir l’Alliance entre Dieu et les hommes... Là se trouve Adam, le premier Père, et comme premier créé, enterré plus profondément que tous les condamnés. Là se trouve Abel, le premier mort et comme premier pasteur juste, figure du meurtre injuste du Christ Pasteur. Là se trouve Noé, figure du Christ, le constructeur de la grande arche de Dieu, l’Eglise... Là se trouve Abraham, le père du Christ, le sacrificateur, qui offrit à Dieu par le glaive et sans le glaive un sacrifice mortel sans mort. Là demeure Moïse, dans les ténèbres inférieures, lui qui a jadis séjourné dans les ténèbres supérieures de l’arche de Dieu. Là se trouve Daniel dans la fosse de l’enfer, lui qui, jadis, a séjourné sur la terre dans la fosse aux lions. Là se trouve Jérémie, dans la fosse de boue, dans le trou de l’enfer, dans la corruption de la mort. Là se trouve Jonas dans le monstre capable de contenir le monde, c’est-à-dire dans l’enfer, en signe du Christ éternel. Et parmi les Prophètes il en est un qui s’écrie : « Du ventre de l’enfer ; entends ma supplication, écoute mon cri ! » et un autre : « Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur, écoute mon appel ! » ; et un autre : « Fais briller sur nous ta face et nous serons sauvés... »

 

Mais, comme par son avènement le Seigneur voulait pénétrer dans les lieux les plus inférieurs, Adam, en tant que premier Père et que premier créé de tous les hommes et en tant que premier mortel, lui qui avait été tenu captif plus profondément que tous les autres et avec le plus grand soin, entendit le premier les bruit des pas du Seigneur qui venait vers les prisonniers. Et il reconnut la voix de Celui qui cheminait dans la prison, et, s’adressant à ceux qui étaient enchaînés avec lui depuis le commencement du monde, il parla ainsi : « J’entends les pas de Quelqu’un qui vient vers nous. » Et pendant qu’il parlait, le Seigneur entra, tenant les armes victorieuses de la Croix. Et lorsque le premier Père, Adam, Le vit, plein de stupeur, il se frappa la poitrine et cria aux autres : « Mon Seigneur soit avec vous ! » Et le Christ répondit à Adam : « Et avec ton esprit. » Et lui ayant saisi la main, Il lui dit : « Eveille-toi, ô toi qui dors, relève-toi d’entre les morts, et le Christ t’illuminera. » Je suis ton Dieu, et à cause de toi Je suis devenu ton Fils. Lève-toi, toi qui dormais, car je ne t’ai pas créé pour que tu séjournes ici, enchaîné dans l’enfer. Relève-toi d’entre les morts, je Suis la Vie des morts. Lève-toi, œuvre de mes mains, toi, mon effigie, qui a été faite à Mon Image. Lève-toi, partons d’ici, car tu es en moi et Je suis en toi... A cause de toi, moi ton Dieu, je suis devenu Ton fils ; à cause de toi, moi ton Seigneur, j’ai pris la forme d’esclave ; à cause de toi, moi qui demeure au-dessus des Cieux, je suis descendu sur la terre et sous la terre. Pour toi, homme, je me suis fait comme un homme sans protection, libre parmi les morts. Pour toi qui est sorti du jardin, j’ai été livré dans le jardin et j’ai été crucifié dans le jardin...

 

Regarde sur mon visage les crachats que j’ai reçus pour toi afin de te replacer dans l’antique paradis. Regarde sur mes joues la trace des soufflets que j’ai subis pour rétablir en mon image ta beauté détruite. Regarde sur mon dos la trace de la flagellation que j’ai reçue afin de te décharger du fardeau de tes péchés qui avait été imposé sur ton dos. Regarde mes mains qui ont été solidement clouées au bois à cause de toi qui autrefois as mal étendu tes mains vers le bois... Lève-toi et partons d’ici, de la mort à la Vie, de la corruption à l’immortalité, des ténèbres à la lumière éternelle. Levez-vous et partons d’ici et allons de la douleur à la joie, de la prison à le Jérusalem céleste, des chaînes à la liberté, de la captivité aux délices du paradis, de la terre au ciel. Mon Père céleste attend la brebis perdue, un trône de chérubin est prêt, les porteurs sont debout et attendent, la salle de noces est préparée, les tentes et les demeures éternelles sont ornées, les trésors de tout bien sont ouverts, le Royaume des Cieux qui existait avant tous les siècles vous attend...

 

 


Message du VENDREDI SAINT - 10 Avril 2020 -

 

« Le monde tient par la prière... »

 

L’admirable, en la prière du cœur, est que, loin d’être une demande intéressée, elle révèle peu à peu à l’homme que Celui qu’il invoque n’est autre que lui, et qu’en lui, c’est Dieu qui prie. Si l’orant croit en effet n’être pas entendu, ne pas obtenir de réponse, c’est qu’il est encore incapable de comprendre que cette réponse, c’est lui-même. Dieu se cherche, se parle et se veut en nous. Celui qui prie est le même que celui qui écoute. Comme l’écrit Paul Evdokimov : « Si l’homme pense Dieu, c’est qu’il se trouve déjà à l’intérieur de la pensée divine, c’est que Dieu se pense en lui. On ne peut aller vers Dieu qu’en partant de Lui. »

C’est sans doute pourquoi la prière est l’activité humaine par excellence, celle qui distingue le plus radicalement l’homme de toutes les autres créatures et continue de donner un axe à la création. Le staretz Silouane, qui vécut les cinquante dernières années de sa vie au Mont Athos, et était devenu une monologie vivante, disait : « Le monde tient par la prière ; si la prière cessait, le monde périrait. » C’est à la prière du cœur qu’il pensait : prière des prières et cœur de la prière, manifestation originelle du Christianisme, son patrimoine inaltéré...

 

Est-ce à dire que, dans les conditions actuelles du monde, cette prière soit réservée aux seuls initiés ? La prière perpétuelle était un arcane transmis par les Pères du premier âge au petit nombre de ceux qui en étaient jugés dignes. Il s’agissait bien d’une « science secrète ». Cependant, on sait qu’à la fin du XVIIIème siècle, Païssi Vélitchkovsky, qui séjourna seize années sur l’Athos, traducteur et vulgarisateur de la Philocalie, l’Amour de la Beauté recommanda la prière du cœur aux laïcs eux-mêmes : « L’Hésychasme s’adresse à tous » et c’est ce que les Anciens n’ont cessé de redire après lui.

Sans doute, une prière allégée, adaptée, non trahie... La prière du cœur se révèle ainsi praticable en tous lieux et en toutes occasions, durant les travaux manuels ou intellectuels, tant chez soi, à heures fixes, qu’au dehors, face aux dispersions et divertissements multiples. Sa concision s’accorde pleinement avec celle où se plaît l’homme moderne, toujours pressé. Elle le rend accessible aux malades trop affaiblis pour en prononcer de plus longues. La simplicité de son énoncé ne requiert aucune « culture » particulière... Une tentation se fait-elle trop pressante ? La formule se fait véhément appel au secours contre les ruses de l’Adversaire. Son rappel à la concentration est la meilleure compensation à l’éclatement mental et aux distorsions psychologiques qui affectent l’homme contemporain. Par-delà tout vagabondage, la prière va droit au but : elle tend à reconstruire l’unité perdue, à permettre une certaine marge à l’égard de l’évènement, de la sollicitation et de soi-même ; elle s’érige en pivot central de référence et de continuité à travers toutes les déchirures contradictoires, imprévisibles du devenir actuel.

 

Or une telle vulgarisation a quelque chose d’exceptionnellement prégnant. Sous le plus petit volume de mots, la prière du cœur est l’instrument de travail le plus direct et le plus efficace. Imperceptible et salvatrice, elle semble l’exact contrepoids à l’âge de l’atome imperceptible, lui aussi, mais meurtrier : la loi des équilibres compensatoires joue à fond. Cette méthode « archaïque », « rétrograde » apparaît en réalité comme la plus appropriée à notre époque. Il est étonnant de penser que, quand bien même les chrétiens se verraient spoliés de tout le christianisme par suite des plus tragiques circonstances, leur resterait toujours le plus précieux des viatiques, la répétition du Nom, que rien ni personne ne pourrait leur enlever, aussi longtemps qu’ils seraient simplement doués d’une mémoire pour se souvenir et d’un cœur pour épeler Dieu.

Supposons un instant que, perdu dans le désert, un homme se sache objectivement et irrémédiablement condamné, privé de toute confession, de toute parcelle eucharistique. Que peut faire un tel homme en une telle extrémité ?... Rien d’autre qu’invoquer le Nom, avec une confiance aimante, absolue, inconditionnelle, en Lui. Or Pascal l’a écrit : « On mourra seul » ; et, fût-il entouré de l’affection de tous les siens, tout mourant meurt dans un désert. C’est dire l’actualité de cette prière ; car non seulement nous mourons tous un peu chaque jour, mais c’est dans le plus redoutable des déserts spirituels. Bien plus, maintes traditions enseignent que celui qui meurt s’achemine vers ce à quoi il s’est identifié dans ses derniers moments. L’ultime image, l’ultime parole conditionnent toute la suite. Celui qui meurt en répétant le Nom divin a donc toutes les chances de rejoindre le Divin. C’est dire l’importance de l’enchaînement, durant cette vie-ci, de la prière jaculatoire, dont chaque formule est une flèche lancée dans le cœur de Dieu. Parfait instrument de réalisation, la prière du cœur est aussi l’activité la plus discrète qui soit, la plus clandestine peut-on dire... C’est là un autre aspect de sa modernité. Au-delà de tout culte extérieur, Eucharistie invisible et insaisissable, la prière du cœur peut à la limite tenir lieu d’Eglise : elle subsisterait intacte, non profanée, si le monde était réduit à l’état de ruines calcinée ou d’un Goulag planétaire. C’est à ce titre qu’elle apparaît d’une exceptionnelle opportunité. Car la prière du cœur a été divulguée précisément au moment où, en Occident, nos philosophes fourbissaient les armes de l’agnosticisme militant... Comme si Païssi Velitchkovsky avait providentiellement pressenti la nécessité de cette vulgarisation plus d’une centaine d’années avant la longue obscuration qui allait déferler sur le monde.

N’est-il pas dit que toute « fin des temps » s’accompagne d’un dévoilement des secrets ?

 

« Athos, la montagne transfigurée » de Jean Biès, Les Deux Océans, p .242-247

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A celui qui veut vivre attentivement,

il sera donné en plus

de ses mille et une raisons de rire

de ses mille et une raisons de pleurer

l’émotion pure et permanente d’exister...

 

Puis le sentiment étrange

de l’Incompréhensible Bonté

qui sans cesse nous annihile

afin que dans cette trouée, l’Espace nous devine...

 

« Un art de l’attention » de Jean-Yves Leloup Albin Michel p. 29


Message du JEUDI SAINT - 9 Avril 2020 -

 

 

La fraction du pain

 

 

 

« Ceci est mon corps rompu pour vous. Ceci est mon sang répandu pour vous » dit Jésus lors de la Cène, quand Il distribua aux disciples le pain et le vin. Ce symbole – le signe du pain rompu – est central dans toute l’attitude chrétienne. A Emmaüs, Jésus a pris place avec deux de ses disciples dans une auberge. Il s’est assis avec eux, mais ils ne L’ont pas reconnu. C’est seulement quand Il a brisé le pain qu’ils L’ont reconnu.

 

L’attitude chrétienne est essentiellement don, partage, immolation. Pourquoi rompre le pain ? Parce qu’il doit être donné. A chacun... Il n’est pas divisé mais partagé. Dans les prières de la liturgie, le prêtre adresse ces mots au Christ : « Toi qui es partout partagé et jamais divisé, Toi qui es toujours rompu et jamais consommé. » Ces paroles expriment bien ce dont il s’agit : rendre chacun participant d’une même réalité divine. Le fait que le pain soit maintenant distribué en petits morceaux ne signifie pas qu’il cesse d’être entier ; chacun, en réalité, le reçoit tout entier. Et ceux qui le reçoivent sont nombreux. Comme l’a dit l’apôtre Paul dans son épître aux Corinthiens : « Vous qui êtes nombreux, vous êtes tous un seul corps » (1 Co 10, 17).

 

La fraction du pain signifie encore autre chose. Il ne s’agit pas seulement d’une présence partagée, mais d’un sacrifice, d’une immolation. La rupture du pain renouvelle, rend actuel ce qui s’est passé sur le Golgotha. Dans la liturgie orthodoxe, le prêtre place autour de la portion centrale du pain, appelée agneau, un certain nombre de parcelles de pain qui représentent les fidèles présents à la liturgie. A un moment donné, il prend ces parcelles de pain et les verse dans le calice, c’est-à-dire dans le sang du Christ. Comme ces parcelles de pain nous représentent, c’est donc nous qui, à ce moment-là, sommes plongés, versés, immergés dans le sang du Christ. Nous cessons de vivre notre vie purement humaine pour participer à la Vie du Christ Lui-même. Ce passage, si important dans la liturgie, est un moment de « suicide spirituel » : nous cessons d’être nous-mêmes, avec notre égoïsme et nos séparations. Nous devenons simplement un avec le Corps et le Sang du Christ, capables de donner aux autres et de nourrir les autres.

 

Concernant la coupe remplie de vin, consacrée et transformée par la prière de l’Eglise en sang du Christ, Jésus dit : « Ceci est mon sang répandu pour vous. » Il ne dit pas : « Mon sang versé pour vous » mais « répandu pour vous ». Il y a une grande différence entre ce qui est « versé » et ce qui est « répandu ». En « versant » du vin dans un verre, vous êtes attentifs à respecter exactement sa contenance ; à l’inverse, un vin « se répand » parce qu’il déborde de la coupe. Le sang du Christ n’est pas donné aux hommes avec mesure. La surabondante générosité du Christ est sans limites. Elle est répandue pour tous, à tous.

 

Dans ses sermons, saint Augustin s’adresse ainsi aux catéchumènes qui vont communier pour la première fois : « Tout à l’heure, vous allez vous approcher de cette table, vous prendrez ce pain, vous boirez ce vin. En réalité, c’est vous-même que vous allez prendre, c’est votre propre mystère qui est posé sur cette table. » Que signifie cette parole étrange ? Comment pouvons-nous nous recevoir nous-mêmes dans la communion ?

 

Nous nous recevons nous-mêmes si nous acceptons d’être brisés, répandus par le Christ, avec le Christ, dans le Christ. Alors, c’est l’ouverture totale à l’autre. Qui est cet autre ? C’est d’abord Jésus Lui-même. Puis, c’est chaque homme et chaque femme, en particulier ceux et celles avec qui nous sommes en contact direct.

 

Comment est-ce possible ? Nous qui sommes si faibles, si limités, comment pouvons-nous être brisés pour tous, répandus pour tous ? A l’évidence, nous ne pouvons pas le faire nous-mêmes ; c’est une opération que seul le Seigneur Jésus peut accomplir. Nous ne sommes brisés et répandus que si nous le sommes par Lui. « Seigneur, fais de moi une personne pour les autres. Fais de moi ton pain rompu. Fais de moi ton vin répandu ! »

 

« Au cœur de la fournaise » du moine de l’Eglise d’Orient, éditions du cerf, p. 97-99

 

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Seigneur, passez...

 

Cet amour qui nous habite,

cet amour qui éclate en nous,

est-ce qu’il ne va pas nous modeler ?

Seigneur, Seigneur,

au moins que cette écorce qui me couvre

ne vous soit pas un barrage. Passez...

 

Mes yeux, mes mains, ma bouche sont à vous.

Cette femme si triste en face de moi :

voici ma bouche pour que vous lui souriiez.

Cet enfant presque gris tant il est pâle,

voici mes yeux pour que vous le regardiez.

 

Cet homme si las, si las, voici tout mon corps

pour que vous lui laissiez la place,

et ma voix pour que vous lui disiez

tout doucement : « Asseyez-vous. »

 

Ce garçon si fat, si bête, si dur, voici mon cœur

pour que vous l’aimiez avec,

plus fort qu’il ne l’a jamais été...

 

Là où il n’y a pas d’amour,

Aimez et vous recueillerez l’amour.

 

« Seigneur, passez » de Madeleine Delbrêl, « Prier » n°322, p.15


Message du MERCREDI SAINT - 8 Avril 2020 -

 

Méditer comme Jésus...

 

Lorsque je demandais au père Séraphim de me parler davantage du Christ et de cet éveil du cœur qui, dans la tradition, est le « centre vital humano-divin », il eut l’air troublé, comme si je lui demandais quelque chose d’indécent, comme s’il lui fallait révéler son propre secret. Plus grande est la révélation qu’on a reçue, plus grande doit être l’humilité pour la transmettre. Sans doute ne se sentait-il pas assez humble : « Cela, ce n’est que l’Esprit-Saint qui peut te l’enseigner. ‘’Nul ne sait qui est le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler’’ (Luc 10, 22). Il faut que tu deviennes fils pour prier comme le Fils et entretenir avec Celui qu’Il appelle Son Père et notre Père les mêmes relations d’intimité que Lui, et cela, c’est l’œuvre de l’Esprit-Saint, Il te rappellera tout ce que Jésus a dit...

 

J’insistais : « Dites-moi encore quelque chose. » Le vieillard me sourit : « Maintenant, dit-il, je ferais mieux d’aboyer. Mais tu prendrais encore cela pour un signe de sainteté. Mieux vaut te dire les choses simplement. Méditer comme Jésus, cela récapitule toutes les formes de méditation que je t’ai transmises jusqu’à maintenant. Jésus est l’Homme cosmique. Il savait méditer comme la montagne, comme le coquelicot, comme l’océan, comme la colombe. Il savait méditer aussi comme Abraham. Le cœur sans limites, aimant jusqu’à ses ennemis, ses bourreaux : ‘’Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.’’ Pratiquant l’hospitalité à l’égard de ceux qu’on appelait les malades et les pécheurs, des paralysés, des prostituées, des collabos... La nuit, Il se retirait pour prier dans le secret, et là, comme un enfant, Il murmurait Abba, ce qui veut dire ‘’papa’’... Cela peut te sembler tellement dérisoire d’appeler ‘’papa’’ le Dieu transcendant, infini, innommable, au-delà de tout ! C’est presque ridicule, et pourtant, c’était la prière de Jésus, et dans ce simple mot, tout était dit. Le ciel et la terre devenaient terriblement proches. Dieu et l’homme ne faisaient qu’un...

 

Peut-être faut-il avoir été appelé ‘’papa’’, dans la nuit, pour comprendre cela... Mais aujourd’hui, ces relations intimes d’un père et d’une mère avec leur enfant ne veulent peut-être plus rien dire... Voilà pourquoi je préférais ne rien te dire, ne pas employer d’image et attendre que l’Esprit-Saint mette en toi les sentiments et la connaissance qui étaient dans le Christ Jésus et que cet abba ne vienne pas du bout des lèvres mais du fond du cœur. Ce jour-là, tu commenceras à comprendre ce qu’est la prière et la méditation hésychaste. »

 

Ne pas opposer la prière du cœur et la méditation dans le hara ; l’important, c’est d’être centré. Comme nous l’avons déjà évoqué, une vie qui n’a pas de sens est une vie qui n’a pas de centre ; faire toute chose en demeurant centré, cela change tout – et notre regard, et notre façon d’être. Dans la Tradition hésychaste, il s’agit d’être centré dans le cœur, lieu d’intégration du mental et du vital. Le cœur, c’est l’organe de la relation, passer du monde des objets au monde des présences ; la vie n’est plus seulement une énergie anonyme, c’est une Présence...

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 47-49

 

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Je suis à vous...

 

 

 

Je suis vôtre, puisque vous m’avez créée,

Vôtre, puisque vous m’avez rachetée,

Vôtre, puisque vous m’avez supportée,

Vôtre, puisque vous m’avez appelée,

Vôtre, puisque vous m’avez attendue,

Vôtre, puisque je ne me suis plus perdue,

Qu’ordonnez-vous de moi ?

 

Voici mon cœur, je le remets entre vos mains.

Voici mon corps, ma vie, mon âme, mon amour et mon affection.

O doux époux, ma Rédemption,

Puisque à vous je suis consacrée

Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi ?

 

Donnez-moi la mort ou la vie,

Donnez-moi la santé ou la maladie,

Donnez-moi honneur ou mépris,

Donnez-moi le combat ou une paix parfaite,

La faiblesse ou la force accomplie

Puisque à tout je dis oui :

Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi ?

 

Donnez-moi richesse ou pauvreté,

Donnez-moi consolation ou désolation,

Donnez-moi joie ou tristesse,

Donnez-moi l’enfer ou donnez-moi le ciel,

Ma douce vie, ô soleil sans voile,

Puisque je suis à vous tout entière,

Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi ?

 

Donnez-moi donc la sagesse,

Ou, par amour, l’ignorance,

Donnez-moi des années d’abondance,

Ou de famine et de disette.

Donnez-moi ténèbres ou jour clair,

Ballottez-moi ici ou là

Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi ?

 

Si vous voulez mon repos,

Par amour, je veux me reposer.

Si vous me commandez des travaux,

Je veux mourir en travaillant.

Dites-moi où, comment et quand ?

Parlez, doux Amour, dites

Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi ?

 

Je suis à vous, pour vous je suis née,

Qu’ordonnez-vous qu’il soit fait de moi ?

 

« Sainte Thérèse d’Avila et l’expérience mystique » de E. Renault, Seuil, p. 169

 


Message du MARDI SAINT - 7 Avril 2020 -

 

L’ermitage du cœur...

 

Vous rêvez d’un ermitage ; mais vous l’avez déjà, votre ermitage, dès à présent et là où vous êtes. Asseyez-vous en silence, et dites : « Seigneur, aie pitié ! ». Si vous vous isolez du reste du monde, comment accomplirez-vous la volonté de Dieu ? Simplement en préservant en vous l’état intérieur qui doit être le vôtre. Et quel est-il ? C’est le souvenir incessant de Dieu, gardé avec crainte et piété, et accompagné de la pensée de la mort. L’habitude de marcher en présence de Dieu, de se souvenir de Lui, est l’air que l’on respire dans la vie spirituelle. Puisque nous sommes créés à l’image de Dieu, cette habitude devrait nous être toute naturelle. Si elle est absente, c’est que nous sommes tombés loin de Dieu. Cette chute fait que nous devons lutter pour acquérir l’habitude de vivre en Sa Présence. Tout notre effort ascétique doit consister à demeurer consciemment en présence de Dieu. Cependant, il y a aussi diverses activités secondaires qui font également partie de la vie spirituelle. Là aussi, il faut s’efforcer de diriger ces activités vers leur but véritable. Que ce soit la lecture, la méditation, la prière, toutes nos activités, toutes nos occupations et nos contacts doivent être menés de telle façon qu’ils ne nous distraient pas de la présence de Dieu. Le fond de notre conscience et de notre attention doit toujours être concentré sur le souvenir de Dieu. L’intellect est dans la tête, et les intellectuels vivent toujours dans la tête. Ils vivent cérébralement, et souffrent d’une incessante turbulence de pensées. Cette turbulence ne permet pas à l’attention de se fixer sur une pensée unique. L’intellect ne peut, tant qu’il est dans la tête, se concentrer uniquement sur le souvenir de Dieu. Il faut à chaque instant l’y ramener. C’est la raison pour laquelle ceux qui désirent établir en eux cette pensée unique de Dieu doivent quitter leur tête, descendre avec l’intellect dans le cœur, et demeurer là dans une attention continuelle. C’est alors seulement, quand l’intellect est uni au cœur, qu’on peut espérer réussir à garde le souvenir de Dieu.

 

Voilà le but que vous devez avoir constamment devant les yeux et vers lequel vous devez avancer. Ne pensez pas que cette tâche dépasse vos forces, mais ne vous figurez pas non plus qu’elle est tellement facile qu’il vous suffira de la désirer pour l’obtenir. La première chose à faire est d’attirer l’intellect dans le cœur en récitant vos prières avec le sentiment qui correspond à leur sens, car ce sont les sentiments du cœur qui, habituellement, commandent à l’intellect. Si vous faites bien ce premier pas, vos sentiments s’adapteront au contenu de votre prière. Mais, outre cette première sorte de sentiments, il en est d’autres, bien plus forts et plus contraignants, des sentiments qui captivent à la fois notre conscience et notre cœur, qui enchaînent l’âme et ne lui laissent plus aucune liberté pour continuer à lire, parce qu’ils retiennent toute l’attention. Ce sont des sentiments d’un genre particulier, et sitôt qu’ils apparaissent, l’âme commence à prier d’elle-même avec ses propres paroles et ses propres sentiments. Il ne faut jamais interrompre cette effusion de sentiments et de prières qui naissent dans le cœur ; n’essayez pas de continuer à lire, mais arrêtez-vous aussitôt, car vous devez leur laisser toute liberté de s’exprimer jusqu’à ce qu’ils soient épuisés et que vos émotions soient revenues à leur niveau habituel. Cette deuxième forme de prière est plus puissante que la première et plonge l’intellect dans le cœur plus rapidement. Cependant, elle ne peut se manifester qu’après la première, ou en même temps...

« L’Art de la prière » de l’Higoumène Chariton, éditions Abbaye de Bellefontaine, p. 190-191.

 

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Etranges démarches de votre Esprit, mon Dieu ! – Quand, il y a deux siècles, a commencé à se faire sentir, dans votre Eglise, l’attrait distinct de votre Cœur, il a pu sembler que ce qui séduisait, c’était la découverte, en Vous, d’un élément plus déterminé, plus circonscrit, que votre Humanité même.

 

Or, voici que maintenant, renversement soudain ! il devient évident que, par la « révélation » de votre Cœur, Vous avez surtout voulu, Jésus, fournir à notre amour le moyen d’échapper à ce qu’il y avait de trop étroit, de trop précis, de trop limité, dans l’image que nous nous faisions de Vous. Au centre de votre poitrine, je n’aperçois rien d’autre qu’une fournaise ; et, plus je fixe ce foyer ardent, plus il me semble que, tout autour, les contours de votre Corps fondent, qu’ils s’agrandissent au-delà de toute mesure jusqu’à ce que je ne distingue plus en Vous d’autres traits que la figure d’un monde enflammé.

 

Christ Glorieux ; Influence secrètement diffuse au sein de la Matière et Centre éblouissant où se relient les fibres sans nombre du Multiple ; Puissance implacable comme le Monde et chaude comme la Vie ; Vous dont le front est de neige, les yeux de feu, les pieds plus étincelants que l’or en fusion ; Vous dont les mains emprisonnent les étoiles ; Vous qui êtes le premier et le dernier, le Vivant, le mort et le Ressuscité ; Vous qui rassemblez en votre unité exubérante tous les charmes, tous les goûts, toutes les forces, tous les états ; c’est Vous que mon être appelait d’un désir aussi vaste que l’univers : Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu !

 

« La Messe sur le monde » de Teilhard de Chardin, DDB p.67-68

 


Message du LUNDI SAINT - 6 Avril 2020 -

 

Entrer dans le cœur...

 

La pensée occidentale est une pensée analytique qui aime décomposer les éléments soumis à sa réflexion. La pensée sémite est une pensée synthétique, unificatrice, visant à appréhender la totalité de l’être. Ignorant la distinction dualiste entre l’âme et le corps, la tradition de l’Orient chrétien reste apparentée à la tradition sémite où le cœur est le noyau constitutif et le centre d’intégration de l’être humain. En lui se fonde toute activité. En lui naissent et aboutissent tous les mouvements de la vie spirituelle. Il est le lieu où s’affrontent l’Esprit Saint et le démon, comme l’écrit Dostoïevski dans Les Frères Karamazov lorsque l’aîné, Dimitri, s’écrie devant son cadet Aliocha : « Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le cœur humain étant le champ de bataille. » C’est dans son cœur que l’homme décide de son destin.

 

Entre le cœur, ouvert à toutes les réalités naturelles et surnaturelles, et la tête, siège des facultés intellectuelles, une dissociation fatale est apparue, conséquence de la chute. La prière du cœur vient réparer cette blessure ontologique dans un effort pour réunir ces deux composantes de l’être humain trop souvent dissociées en un état harmonieux conquis de haute lutte.

 

« Lorsque l’intellect et le cœur sont unis dans la prière... le cœur se réchauffe d’une chaleur spirituelle, et la lumière du Christ y resplendit, remplissant de paix et de joie l’homme intérieur » écrit saint Séraphim de Sarov. Avec les années, par un effort de mimétisme, les visages de certains moines du Mont Athos finissent par ressembler à ceux des saints peints sur les fresques le long des couloirs de leurs monastères qu’ils arpentent jour et nuit pour se rendre aux offices. Par une invocation indéfiniment répétée, l’homme finit par ressembler à l’objet de sa prière. Il se transforme en l’objet de son amour.

 

Les maîtres de la vie spirituelle font ressortir l’opposition entre prière extérieure et prière intérieure. Qu’elle soit dite vocalement ou mentalement, mais sans la participation du moi profond, la prière reste extérieure. Intérioriser la prière est à la portée de tout le monde à condition d’entrer dans la chambre du cœur : « Quand tu pries, entre dans ta chambre, ferme la porte et prie le Père qui est là dans le secret » (Matthieu 6, 6). Cette chambre secrète représente à la fois la pièce concrète où l’homme se retire pour faire des oraisons, et le lieu symbolique du cœur où il se porte vers le Père qui est en attente de sa venue. Elle constitue cette cellule intérieure, spirituelle, où, d’après saint Macaire, sont contenus « toutes les passions et tous les vices, mais aussi Dieu, les anges et le Royaume, la lumière, les apôtres et les trésors de la grâce. » Jésus avance également que le Royaume de Dieu est en l’homme ou au milieu des hommes. L’Evangile se fait la plus haute idée qui soit des richesses spirituelles cachées aux regards extérieurs que l’homme porte en lui. « Quand nous sommes dans le cœur, nous sommes chez nous ; quand nous n’y sommes pas, nous sommes sans domicile » dit encore Théophane le Reclus. S’il s’exile de son cœur, l’homme devient un SDF dans le monde de l’Esprit. Mais contrairement à son frère SDF errant dans la ville, il porte en son cœur une inaliénable possibilité de relogement. Il peut toujours réintégrer son logis intérieur...

 

« Ouvrir son cœur » de Michel Evdokimov, Desclée de Brouwer, p.73-75

 

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L’autel du cœur...

 

Dans la célébration de la Liturgie, l’autel est le centre de l’espace sacramentel et du mouvement. Ainsi en est-il du cœur dans l’espace de la prière : il est au centre et c’est de lui que part tout le mouvement du Mystère. La prière chrétienne n’est pas à chercher dans le vide mental puisque le Christ Ressuscité est son espace mystérieux. Toute l’ascèse qui accompagne la prière est alors centrée. Elle ne consiste pas à faire s’évanouir les personnes et les choses mais elle purifie la relation du cœur à tout ce qui est, afin que le cœur soit là où est son trésor : son Seigneur. La question déterminante de la prière n’est pas son espace, local ou mental, mais la Présence qui l’habite. Or cette Présence est dans le cœur comme sur l’autel, là où l’Esprit Saint dépose et grave l’Evangile éternel : Jésus le Christ.

C’est sur l’autel du cœur que se célèbre cette liturgie de foi pure. Là est le tombeau où nous pousse notre souvenir nostalgique du Seigneur et où l’Esprit nous révèle qu’Il est ressuscité. Là est le tombeau où la prière dépose le Corps toujours souffrant du Christ, dans la certitude que l’Auteur de la Vie Le ressuscitera. Là est le tombeau où le Vivant descend dans nos enfers pour nous arracher à notre mort. Car les nuits de nos prières sont bien la descente de la Lumière dans les profondeurs de nos ténèbres. Ensevelis une fois pour toutes avec le Christ, nous ne cessons dans la prière du cœur de vivre cet ensevelissement d’où nous surgissons toujours plus un avec lui et vivants pour le Père.

 

Lors du Grand Samedi, le Corps du Fils de Dieu reposait dans la terre ; il avait déjà vaincu la mort mais il n’était pas encore manifesté comme Ressuscité. De même la prière du cœur. Enfouie dans le silence des derniers temps, elle détruit la mort dans ses profondeurs, bien qu’elle n’éclate pas encore dans la louange de la Gloire. Ainsi configurée à son Seigneur, l’âme qui prie devient cette « âme ecclésiale » dont parle Origène. Comme les porteuses d’aromates, elle apprend de l’Esprit l’inventivité de la tendresse de Dieu. La plus belle diaconie de l’Eglise pour le monde est de venir au tombeau et de se tenir à l’autel du cœur, non plus pour embaumer le Corps de Jésus mais pour guérir les morts qui peuplent la terre en leur offrant dès maintenant l’espérance et le gage de la Résurrection. Le « silencieux amour » de la prière « à » Jésus se dilate alors dans son espace véritable : donner la Vie à ses membres blessés par la mort, être dans son Corps le lieu d’où se répand l’amour. Quand nous prions ainsi dans l’Esprit, le Nom de Jésus « s’épanche » (Cantique de Cantiques 1, 3) sur son Corps crucifié. Nous sommes alors l’Eglise en son mystère le plus caché mais le plus vivifiant : au cœur de la kénose de l’Esprit et de l’Epouse.

 

« Liturgie de Source » de Jean Corbon. Editions du Cerf p. 166-167

 

Message du Dimanche 5 Avril 2020 - FÊTE DE L’ENTRÉE DU CHRIST A JÉRUSALEM

 

Méditer comme Abraham... (2ème partie)

 

Et le père Séraphim évoqua le fameux passage du livre de la Genèse où il est question de l’intercession d’Abraham : « Abraham se tenait devant YHWH, ‘’Celui qui Est, qui était, qui sera’’. Il s’approcha et dit : ‘’Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le pécheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville, vas-Tu vraiment les supprimer et ne pardonneras-Tu pas à la cité pour les cinquante justes qui sont dans son sein ?’’ (Genèse 18, 23-24).

« Petit à petit, Abraham dut réduire le nombre des justes pour que ne soit pas détruite Sodome : ‘’Que mon Seigneur ne s’irrite pas et je parlerai une dernière fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix ? ’’ (Genèse 18, 32).

Méditer comme Abraham, c’est intercéder pour la vie des hommes, ne rien ignorer de leur ‘’pourriture’’ et pourtant ‘’ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu’’. »

Ce genre de méditation délivre le cœur de tout jugement et de toute condamnation, en tous temps et en tous lieux ; quelles que soient les horreurs qu’il soit donné de contempler, il appelle le pardon et la bénédiction.

 

« Méditer comme Abraham, cela conduit encore plus loin... »

Le mot avait du mal à sortir de la gorge du père Séraphim, comme s’il avait voulu m’épargner une expérience par laquelle il avait dû lui-même passer et qui réveillait dans sa mémoire un subtil tremblement : « cela peut aller jusqu’au Sacrifice. » Et il cita le passage de la Genèse où Abraham se montre prêt à sacrifier son propre fils Isaac. « Tout est à Dieu, continua en murmurant le père Séraphim. Tout est de Lui, par Lui et pour Lui ; méditer comme Abraham te conduit à une totale dépossession de toi-même et de ce que tu as de plus cher... Cherche ce à quoi tu tiens le plus, ce avec quoi tu identifies ton moi : pour Abraham, c’était son fils, son unique. Si tu es capable de ce don, de cet abandon total, de cette infinie confiance en Celui qui transcende toute raison et tout bon sens, alors tout te sera rendu au centuple : ‘’Dieu pourvoira.’’ »

 

Méditer comme Abraham, c’est n’avoir dans le cœur et la conscience « rien d’autre que Lui. » Quand il monta au sommet de la montagne, Abraham ne pensait qu’à son fils. Quand il redescendit, il ne pensait qu’à Dieu. Passer par le moment du sacrifice, c’est découvrir que rien n’appartient au ‘’moi’’. Tout appartient à Dieu. C’est la mort de l’ego et la découverte du ‘’Soi’’. Méditer comme Abraham, c’est adhérer par la foi à Celui qui transcende l’Univers, c’est pratiquer l’hospitalité, intercéder pour le salut de tous les hommes. C’est s’oublier soi-même et rompre ses attaches les plus légitimes pour se découvrir soi-même, nos proches et tout l’Univers, habités de l’infinie Présence de ‘’Celui-là seul qui Est’’.

 

Parfois, nous parlerons moins de sacrifice, mais davantage de ‘’lâcher-prise’’ ou de détachement. N’est-ce pas le suprême détachement qui est demandé à Abraham ? N’est-ce pas le lâcher-prise, ou sacrifice de son ego, de son point de vue ‘’humain, trop humain’’ pour s’éveiller à une autre dimension, s’éveiller au cœur même du Christ dans le cœur de l’homme ?

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 45-47

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Le seul évangile qui puisse intéresser et convaincre nos contemporains,

c’est notre vie si désappropriée de nous qu’ils puissent respirer en elle Sa Présence infinie...

 

Le détachement chrétien n’est que cette passion divine pour la grandeur des êtres,

ce refus de les prendre plus bas que la noblesse de leur origine et de leur fin, cette volonté qu’ils soient...

 

C’est dans ce monde oblatif que Dieu est un chemin vers nous comme l’Anti-Narcisse,

l’anti-possession qui nous délivre du narcissisme et tranche définitivement le cordon ombilical qui risque de nous asphyxier.

On ne rencontre la Divinité que dans une expérience libératrice.

Le test unique, c’est que, en face d’elle, on est libre, libre, libre, libre de soi,

libre de tout parce qu’on ne colle plus à rien, parce qu’on devient,

en se donnant soi-même, libre de tout...

 

Le mot « détachement » vaut uniquement pour le décollement du moi,

à l‘égard du moi propriétaire, du moi limite,

du moi objet, du moi biologique, du moi prison.

Il ne vaut pas pour autrui.

Le détachement chrétien, c’est un amour passionné du monde...

 

« Je ne crois pas en Dieu, je le vis » de M. Zundel, aux éditions Le Passeur, p. 53-54

 


Message du Samedi 4 Avril 2020 - Saint Isidore, évêque de Séville (636)

Abraham - Détail de la fresque de "l'hospitalité d'Abraham" de la Trapeza de SMV.
Abraham - Détail de la fresque de "l'hospitalité d'Abraham" de la Trapeza de SMV.

 

 

Méditer comme Abraham... (1ère partie)

 

Jusqu’ici, l’enseignement du staretz était d’ordre naturel et thérapeutique. Les anciens moines, selon le témoignage de Philon d’Alexandrie, étaient en effet thérapeutes. Leur rôle, avant de conduire à l’illumination, était de guérir la nature, de la mettre dans les meilleures conditions pour qu’elle puisse recevoir la grâce, la grâce ne contredisant pas la nature mais la restaurant et l’accomplissant. C’est ce que faisait le père Séraphim avec moi, m’enseignant une méthode de méditation que certains pourraient qualifier de purement naturelle. La montagne, le coquelicot, l’océan, autant d’éléments de la nature qui rappellent à l’homme qu’il doit, avant d’aller plus loin, récapituler les différents niveaux de l’être, ou encore les différents règnes qui composent le macrocosme : le règne minéral, le règne végétal, le règne animal. Souvent, l’être humain a perdu le contact avec le cosmos, avec le rocher, avec les animaux, et cela n’est pas sans provoquer en lui toutes sortes de malaises, de maladies, d’insécurité, d’anxiété...

 

Méditer, c’est d’abord entrer dans la méditation et la louange de l’univers car, selon les pères, « toutes ces choses savent prier avant nous ». L’être humain est le lieu où la prière du monde prend conscience d’elle-même ; il est là pour nommer ce que balbutient toutes les créatures. Méditer comme Abraham, c’est entrer dans une nouvelle et plus haute conscience qu’on appelle la foi, c’est-à-dire l’adhésion de l’intelligence et du cœur à ce « Tu » - à ce « Toi » - qui est, qui transparaît dans le tutoiement multiple de tous les êtres. Telles sont l’expérience et la méditation d’Abraham : derrière le frémissement des étoiles, il y a plus que les étoiles, une Présence difficile à nommer, que rien ne peut nommer et qui a pourtant tous les noms...

 

C’est le cœur qui peut sentir cela. Il y a là quelque chose de plus que l’univers et qui pourtant ne peut être saisi en dehors de l’univers. La différence qu’il y a entre Dieu et la nature est la même que celle qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard...

 

Au-delà de tous les bleus, Abraham était en quête de ce regard...

 

Après avoir appris l’assise, l’enracinement, l’orientation positive vers la lumière, la respiration paisible des océans, le chant intérieur, j’étais invité à un éveil du cœur. « Voici tout à coup que vous êtes quelqu’un. » Le propre du cœur, c’est en effet de personnaliser toute chose et, dans ce cas, de personnaliser l’Absolu, la Source de tout ce qui vit et respire, la nommer, l’appeler « Mon Dieu, Mon Créateur » et marcher en Sa Présence. Méditer, pour Abraham, c’est entretenir, sous les apparences les plus variées, le contact avec cette Présence. Cette forme de méditation entre dans les détails concrets de la vie quotidienne. L’épisode du chêne de Mambré nous montre Abraham « assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour », et là, il va accueillir trois étrangers qui vont se révéler être des envoyés de Dieu. « Méditer comme Abraham, me disait le père Séraphim, c’est pratiquer l’hospitalité : le verre d’eau que tu donnes à celui qui a soif ne t’éloigne pas du silence, il te rapproche de la source. Méditer comme Abraham, tu le comprends, n’éveille pas seulement en toi de la paix et de la lumière, mais aussi de l’Amour pour tous les hommes... »

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 43-45

 

 

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Oui, toujours ta main m’accompagne,

 En toi, j’ai les bois, la campagne,

 J’ai les roseaux, la prairie, la montagne

 Les pluies et le flocon neigeux

Des cieux.

 

J’ai la lyre mélodieuse,

La solitude harmonieuse,

Fleuves, rochers, cascade gracieuse...

Le doux murmure du ruisseau,

L’oiseau.

 

J’ai le beau lac, j’ai la vallée,

Solitaire et toute boisée ;

De l’océan j’ai la vague argentée,

Poissons dorés, trésors divers

Des mers.

 

En toi, j’ai la brillante étoile ;

Souvent ton amour se dévoile,

Et j’aperçois comme à travers un voile,

Quand le jour est sur son déclin,

Ta main !

 

Toi dont la main soutient les mondes,

Qui plantes les forêts profondes,

Toi qui d’un seul coup d’œil, les rend fécondes,

Tu me suis d’un regard d’amour

Toujours !

 

J’ai ton Cœur, ta Face adorée

Ton doux regard qui m’a blessée...

J’ai le baiser de ta bouche sacrée,

Je t’aime et ne veux rien de plus

Jésus !

 

« Une tendresse ineffable » de sainte Thérèse Lisieux aux éditions du Cerf p.23-24

 


Message du Vendredi 3 Avril 2020 - Saint Urbice, évêque de Clermont (~380)

 

« Aie pitié de moi, pécheur »

 

C’est donc à cette Vie que je fais appel maintenant d’une façon explicite : « moi, le pécheur », car dans la version grecque, il y a bel et bien l’article. Je ne puis dire de qui que ce soit qu’il est pécheur sinon de moi seul. Je suis face à Dieu comme une personne unique, en rupture avec ma filiation divine : me recevant d’autres sources, me nourrissant ailleurs qu’en Dieu, je fais de mon centre le plus intérieur un foyer de division d’où toutes les divisions dans le monde tirent leur origine. Là, dans mes racines secrètes, je suis responsable et solidaire. La schizophrénie universelle au-dehors est le résultat de ma séparation d’avec Dieu au-dedans. En moi, tout est divisé : mon intelligence est une atomisation de pensées et d’images disparates, en désaccord profond avec mon cœur qui, de son côté, est assiégé par les passions, et au milieu de ce marasme, ma volonté qui vacille et hésite entre l’appel de Dieu et les appâts du diable... « Chacun, écrit Jung, recèle en lui-même son crime statique... Le crime est enduré en partie par chacun et chacun l’a aussi, en partie, commis... Si seulement les hommes pouvaient se rendre compte de l’enrichissement qu’ils tireraient à se reconnaître complices de tout ce qui arrive ! Quel sens d’honnêteté et quel honneur cela leur apporterait ! »

 

« Moi, pécheur » est donc le contraire d’un repli égoïste sur soi-même : la conscience se porte ici au point le plus vif où la responsabilité personnelle et collective sont inséparables. La communauté humaine est le reflet de la personne. Je ne me noie pas dans la foule des pécheurs en me justifiant par la faute de tous ! Non : « mon péché est constamment devant moi, contre Toi, Toi seul, j’ai péché. » Chacun de mes péchés est unique et me coupe de Toi. Cette reconnaissance viscérale n’est pas fausse culpabilisation qui n’est, elle, que de l’orgueil déçu, mais ouverture du cœur à Dieu et donc aussi aux autres. « Moi, pécheur » est un élan d’humilité qui appelle la tendresse de Dieu et se situe alors sans mensonge au sein d’un « nous », inclus évidemment dans la prière. Je peux porter le péché du monde devant Dieu parce que je Lui porte d’abord mon péché personnel...

 

« Aie pitié » : ce cri de détresse, s’il exprime en toute vérité la reconnaissance de mon péché, ouvre littéralement les « entrailles » de Dieu. Toute la Bible en témoigne, depuis les origines jusqu’à la mort du Christ en croix par amour fou du pécheur qui se repent. C’est toute l’histoire de notre salut. Et c’est seulement dans ce contexte prodigieux que nous pouvons saisir un peu ce que signifie « aie pitié » pour nous couler par la Prière dans le mouvement même de la rédemption. Le mot grec « eleison », rendu en français par « pitié », n’a pas la connotation ambigüe du langage populaire. Il vient de l’hébreu « hesed » qui signifie « miséricorde » : je suis pour Dieu « un fils si cher, un enfant tellement préféré... »

 

Cette miséricorde infinie est le visage même de Dieu tel qu’Il a voulu nous le révéler par son Saint Nom, au mont Horeb : « J’ai vu la misère de mon peuple... Je connais ses angoisses... Je suis résolu à le délivrer... » Et quand Moïse demande pitié et pardon pour son peuple apostat, Dieu identifie son Nom à la miséricorde : YHVH est un Dieu de tendresse et de grâce, lent à la colère, riche en miséricorde et en fidélité. »

 

Dire « aie pitié », c’est donc appeler Dieu par son vrai Nom ! C’est même L’atteindre à son endroit le plus sensible, dans sa fibre maternelle, puisque le terme qui est à l’origine de tous les autres et les contient tous, tels « tendresse », « générosité », « bonté », « miséricorde », c’est « rahum » dont la racine signifie « sein maternel » et « entrailles », terme qui revient constamment, autant dans l’Ancien Testament que dans le Nouveau. » Dans Sa tendresse miséricordieuse, Dieu se manifeste tour à tour comme un Père, un Epoux, une Mère qui s’écrient : « Mon cœur se retourne en moi, toutes mes entrailles frémissent. » Il ne résiste pas à la prière de celui qui dit : « Où sont le frémissement de tes entrailles et ta pitié ? » car aussitôt, « avec de grandes entrailles, je te recueille, avec une tendresse éternelle, j’ai pitié de toi ! »

 

Mais cet amour fou et inconcevable de Dieu pour l’homme qui Le prie d’avoir pitié, ne resplendira au grand jour qu’avec l’avènement de Jésus. Il est, en personne, le visage de miséricorde sorti des « entrailles de tendresse de notre Dieu » en réponse à notre prière.

 

Le sens primitif de « rahum » et de racine « rahamim », selon André Neher, est bien plus profond que ne le laisse entendre le mot « miséricorde » : « il conduit au secret de l’unité qui est aussi le secret de l’Amour... Sous le dais éternellement nuptial de l’Amour-Matrice qu’évoque « rahamim », les êtres sont unis dans une co-présence indéchirable. » Parole qui annonce déjà son accomplissement quand elle deviendra chair en Jésus-Christ, en qui Dieu et l’Homme s’unissent en un même Amour : Jésus-Christ est le commencement et l’achèvement de toutes choses, la matrice, « l’Homme Nouveau » qui « fait toutes choses nouvelles ».

 

Voilà pourquoi « aie pitié » est le cri que lancent vers Jésus du début à la fin de l’Evangile tous les pauvres, les pécheurs, les lépreux et les aveugles, les malades de tous genres et les possédés..., bref celui que je suis et qui a tellement besoin d’être recréé ! « Aie pitié » est le vrai Nom de Jésus, Celui qui sauve. « J’ai pitié de cette foule » dit-il et, en effet, Il est toujours saisi de pitié à la vue du malheur. Les Evangiles nous montrent Jésus à plusieurs reprises, ému jusqu’aux entrailles, pris même d’une émotion physique, irrésistible, comme d’un réflexe immédiat de compassion. Et c’est ainsi qu’Il décrit Lui-même le cœur du Père voyant au loin le retour du fils prodigue. Devant la demande de pitié, le Père est « saisi de pitié » ; Il a les « entrailles remuées » ; alors que le fils était encore loin », surtout spirituellement, « le Père accourt déjà à sa rencontre, se jette à son cou et le couvre de baisers, longuement. » Et dans un formidable éclatement de joie, le Père commande le festin, la musique et la danse. Festin nuptial puisqu’il s’agit d’une alliance, de l’unité retrouvée... Il n’y a sans doute rien de plus beau dans la littérature universelle de l’humanité que ce texte-là...

 

En décrivant le cœur de Son Père, Jésus se décrit Lui-même. Et cette Joie bouleversante de Dieu pour sa créature qui se repent, Jésus la conduira jusqu’à sa plénitude par la Résurrection. Le pécheur lavé par le sang de la Croix, participe désormais de cette Joie divine : « Entre dans la Joie de ton Maître ! » Et quoique pécheur, il est un sauvé, sa vie n’est plus celle d’un condamné à mort, mais d’un ressuscité ; elle est festin, musique et danse... Et cette ressemblance avec Dieu lui donnera les « mêmes entrailles de miséricorde » dont il est revêtu à son tour pour incarner le Christ et son œuvre dans le monde. Car « nous aussi, nous devons donner notre vie pour nos frères... » L’amour appelle l’amour, l’unité et la ressemblance : « Soyez miséricordieux comme votre Père Céleste est miséricordieux. »

 

La Prière de Jésus trouve ici sa vérification dernière, où le geste des mains s’allie au saisissement du cœur. Le sacrement intérieur qu’est la Prière devient sacrement du frère : « Au Nom de Jésus-Christ, lève-toi et marche ! »...

 

Prière de Jésus Prière du cœur de Alphonse et Rachel Goettmann aux éditions Albin Michel, p. 214-218

 

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Je pleure un mal qui me touche à vif.

Cet Amour qu’il nous faut affronter,

Il semble passer nos ressources

Et nous courons aux plaisirs étrangers,

Loin de ses dons.

Quel malheur que nous soyons lâches !

Qui mettra fin à nos trahisons ?

 

Je connais des êtres vaillants

A qui l’on peut se fier.

Peines, douleurs, destins changeants,

Rien ne les retient d’explorer le domaine

Offert par l’Amour à ses amants :

Leur âme fine et fière

Sait ce que l’Amour enseigne,

Et comme en aimant, on honore l’Amour.

 

Si, nous fiant à ce qu’il est,

Prompts à le servir en toute chose

Et si notre amour peut vaincre cet Amour,

Qu’est-ce donc qui nous empêcherait

De lancer notre cœur avide à l’assaut ?

Alors sa noblesse nous apparaîtrait !

L’aube de l’amour ne se lève

Que là où rien ne lui est refusé,

Où aucun tourment n’assombrit le cœur fidèle.

 

Souvent, telle une âme éperdue, j’appelle au secours.

Mon Amour, lorsque vous survenez,

Vos grâces m’apaisent,

Je reprends ma fière chevauchée,

Je suis à mon Bien-Aimé comme la plus heureuse,

Comme si la totalité des êtres

Etait en mon pouvoir...

Mais soudain tout m’est retiré !

Hélas ! A quoi bon raconter mes peines ?

 

Hadewijch d’Anvers, une femme ardente, de Charles Juliet, Editions Points, poème 5

 


Message du jeudi 2 avril 2020 - Sainte Marie l’Egyptienne, pénitente (421)

 

« Fils de Dieu »

 

La Prière de Jésus nous fait pénétrer dans sa densité trinitaire. Proclamer Jésus « Seigneur » et « Christ » ne va pas sans ce saisissement inouï par l’Esprit que nous venons à peine d’esquisser. Mais ajouter maintenant qu’Il est « Fils de Dieu », c’est entrer dans le mystère de la « Patri-filiation » : Jésus-Christ, Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles ; Lumière de Lumière, Vrai Dieu de Vrai Dieu, engendré, non pas créé, consubstantiel au Père…

 

Prononcer le Nom de Jésus c’est sentir quelque chose de cette relation unique entre le Père et le Fils et se poser dans le cœur même du Père dont on ne sait rien, sinon l’unique Parole qu’Il prononce de toute éternité : « Jésus ». Là, dans le Cœur du Père, je reçois Jésus à Sa Source, Lieu matriciel où Il s’origine mystérieusement depuis toujours et je me reçois avec Lui : le Père engendre sans cesse Son Fils par nature et Il m’engendre avec Lui et en Lui par grâce. C’est une même filiation, et voilà pourquoi je suis créé « à l’image de Dieu », Jésus est mon « moule » et donc « l’aîné d’une multitude de frères ». La Prière, en nous faisant pénétrer toujours plus avant dans la conscience filiale du Christ, nous met devant l’inouï du sens dernier de notre existence, « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment ». Et pourtant cette plénitude, nous la portons déjà sur nos lèvres, elle est notre seul chemin. « Chemin » qui est Jésus Lui-même, car « nul ne va au Père si ce n’est par moi. »

 

Il suffit de parcourir l’Evangile pour constater à quel point la présence du Père était constamment dans le cœur et la pensée de Jésus, tout comme Son Nom était sans cesse mêlé à Sa Parole et que finalement, tout son être en était le reflet : « Qui m’a vu a vu le Père…. Je Suis dans le Père et le Père est en moi. » Toujours Jésus invoquait le Nom de Dieu Son Père : « Abba » - papa en araméen – était Sa prière incessante, dévoilant quelque chose de cette inconcevable intimité.

 

Mais l’Esprit, dit saint Paul, murmure constamment aussi au cœur de tout baptisé la même invocation : « Abba ! Père ! » se joignant à notre esprit pour attester que nous sommes fils de Dieu. Ainsi, par « l’Esprit de Son Fils », le Père fait de nous « un seul être dans le Christ ». En mettant dans notre cœur la prière que Jésus ne cesse de dire à Son Père, l’Esprit nous rend conforme à Jésus, au plus profond de Sa vie intérieure, au point que nous pouvons dire du Père de Jésus : « Notre Père », avec la conscience d’être aimés de l’Amour même dont Dieu enveloppe Son Fils Unique et qui nous rend semblable à Lui. La Prière de Jésus réalise ici seulement son vrai programme, me révélant que le fond de mon être jaillit à chaque moment du Père par le Fils dans l’Esprit Saint. La Vie de ma vie, c’est la Divine Trinité ; en Elle, nous sommes vitalement entés comme des rejetons sur un tronc.

 

Si nous sommes les enfants d’un même Père, nous sommes donc aussi une humanité de frères et sœurs : « Quiconque aime Celui qui a engendré aime celui qui est né de Lui. » Et voilà pourquoi le premier fruit de notre déification, c’est la croissance dans l’amour et la joie. Là se vérifie l’authenticité de notre Prière, la preuve que notre déification progresse. Saint Jean est formel sur ce point : « l’Amour est de Dieu et quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est Amour. »

Aimer, c’est faire l’expérience de Dieu. La grande révélation du christianisme, c’est que cette expérience indescriptible est offerte à chacun et elle commence à l’instant même où je décide d’y croire et d’aimer, sans même que je sente psychologiquement quoi que ce soit. « Celui qui confesse que Jésus est le Fils de Dieu, Dieu demeure en lui et lui en Dieu. » C’est instantané et objectif, c’est dans cet amour divin qu’éclate le Visage de la Divine Trinité.

 

Car Dieu, ce ne sont pas trois Personnes juxtaposées : chacune des Trois Personnes divines n’est elle-même qu’en étant par et pour les deux Autres. Parfaitement Un et parfaitement distincts, Communautés et Personnes. Ainsi le Père n’est Père qu’en se donnant totalement au Fils, et le Fils n’est Fils qu’en étant entièrement tourné vers le Père. « L’Etre Un se met en mouvement et pose l’Autre » dit saint Grégoire de Nazianze. C’est l’acte d’engendrer le Fils qui constitue le Père comme Personne. Chaque Personne est dans une pleine réciprocité avec l’Autre. Et d’après les Pères, en particulier saint Denys et saint Basile, l’Esprit Saint participe à la génération du Fils, comme le Fils participe à la « procession » de l’Esprit Saint. Tout est toujours un et trois à la fois au sein de la vie divine : « chacune des trois Personnes contient les deux Autres, et c’est l’éternelle circulation de l’Amour intra-divin. »

 

Si la Prière de Jésus ne nous conduisait pas jusque dans la familiarité vitale de ce Mystère dont les mots ont tant de mal à rendre compte, elle perdrait sa raison d’exister. Nulle part ailleurs, en effet, nous n’apprenons à vivre et à aimer. Aimer, c’est être et vivre pour l’autre et par l’autre, non par soi et pour soi. Tout l’homme, comme tout Dieu, se trouve dans le don et l’accueil, le fond de l’être, de tout être est amour, communion. Hors de cela, il n’y a que ténèbres et absurdité… La personne en nous, c’est-à-dire ce qui fait qu’un homme soit un homme, ne s’éveille qu’en aimant, donc dans l’acte d’engendrer les autres, de les grandir et de les reconnaître, de naître avec eux.

 

Pour aimer comme les trois Personnes divines, il faut être soi-même et il faut vouloir que les autres soient pleinement. Dire « Toi ! » à l’autre en trouvant en lui notre joie, dans sa promotion et notre abnégation. Et ce qui s’applique à l’individu s’applique aussi aux pays, aux races, aux civilisations et aux Eglises… Il n’y a pas d’autre programme social et politique ou communautaire que la vie de la Divine Trinité, et non plus de forme plus haute d’existence à laquelle l’homme puisse parvenir : ressembler à Dieu ! « Qu’ils soient tous un comme toi, Père, Tu es en moi et moi en Toi, afin qu’eux aussi soient un en nous… Je leur ai donné la Gloire que Tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et Toi en moi, afin qu’ils soient parfaits dans l’unité. »

 

Prière de Jésus Prière du cœur de Alphonse et Rachel Goettmann aux éditions Albin Michel, p. 210-214

 

 

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Bonheur ! Je dis : bonheur !

 Bonheur sous le soleil

 Au grand midi de Dieu !

 Plus de nuit dans vos cœurs.

 Je dis : bonheur !

 

Au bord de la rivière

 J’ai rencontré les arbres.

La rivière est sans ride

Et les arbres sont beaux,

Taillés dans le bleu

Comme un visage heureux.

 

Et Dieu me dit :

« Tu leur ressembles !

Tu leur ressembles,

Quand tu te désaltères

En buvant à mes sources ;

En plongeant tes racines

Dans mes terres fécondes

Et que s’en vont

Et viennent vos cœurs

Au gré de mon courant. »

 

 Et Dieu me dit :

« Plus de bois mort

Qu’on jette au feu,

Qui tombe en cendres.

A toi l’élan,

Les jeunes pousses

Et leur verdeur !

Et ce trop-plein

De chants d’oiseaux. »

 

Tu porteras des fruits

En toutes les saisons.

 

Pleins signes, de Paul Baudiquey, le Cerf, p.54


Message du mercredi 1er avril 2020 - Saint Valéry, moine de Luxeuil (622)

 

« Jésus-Christ »

 

Quand Jésus, après trente années de silence, parle pour la première fois en public et que « tous les regards sont fixés sur Lui » pleins d’une longue attente, le tout premier mot qu’Il prononce, c’est : « l’Esprit de Dieu repose sur moi. » Alors la « plénitude des temps est arrivé. »

En Jésus éclate l’espérance des pauvres qui ont cherché pendant les millénaires de l’Ancien Testament à nommer cette innommable Force qui anime tout : « vent, souffle, haleine de vie… » La voici, ne rencontrant plus obstacle ni refus en Jésus, elle montre enfin son vrai visage dans la venue du Christ. A travers le regard, les gestes, la parole, toute la vie et l’action de Jésus, elle va déployer un véritable ouragan qui mettra en pleine lumière le passé et ouvrira une ère radicalement autre. Cette Force, ce Souffle ont désormais un nom : l’Esprit du Seigneur Jésus !

 

Jusque-là, nul n’a jamais possédé l’Esprit comme Lui, « au-delà de toute mesure », mais maintenant chaque homme est invité à vivre dans la même transparence. Dès le premier instant, l’Esprit habite Jésus ; depuis le sein de Sa Mère « qu’Il couvre de Sa Puissance » jusqu’à Sa Résurrection dont Il est le dynamisme. Sa vie entière se meut sous la conduite de l’Esprit : lors de Son baptême dans le Jourdain, l’Esprit révèle au monde que c’est bien Jésus, le Messie promis, l’Agneau offert en sacrifice pour nos péchés et le Fils Bien-Aimé du Père. Puis « rempli de l’Esprit Saint, Jésus est guidé vers le désert. » Sa mission commence : sous cette puissante impulsion, Il affronte le démon, délivre ses victimes, parcourt tout le pays, opère des miracles, met en échec le mal et la mort, parle « avec autorité », manifeste partout une extraordinaire familiarité avec Dieu Son Père dont Il dévoile la manière d’être… C’est aussi dans l’Esprit qu’Il « tressaille de joie », « qu’Il pleure et frémit », qu’Il est « troublé… » Et au moment de Sa mort enfin, alors qu’Il « remet Son Esprit », son dernier soupir prélude à l’envahissement de l’Esprit sur toute l’humanité.

 

Quelles sont les mœurs de Dieu cachées sous ces faits et gestes de Jésus, qu’annonce-t-Il ? La Liberté ! Son Nom, Sauveur, Libérateur, et Son message se confondent : « l’Esprit de Dieu repose sur moi… Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, rendre aux opprimés la liberté… Car « là où est l’Esprit, là est la liberté » et Jésus n’annonce que ce dont Il est possédé Lui-même. Son horizon est à ce point dégagé, libre, qu’Il désoriente tous les plans établis, bouscule les logiques prudentes et les calculs audacieux… Dans une religion où les responsables eux-mêmes sont « hypocrites et menteurs », où la loi du talion tient encore le haut du pavé et la haine a droit de cité, Jésus met l’Amour au-dessus de tout car la liberté est la fille de l’Amour. Mais le comble de la liberté, c’est l’amour des ennemis : « vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux. » Prodigieuse liberté du pardon, amour fou des hommes qui Le conduira sur la Croix, puis Sa mort elle-même, Il l’accueille dans un acte suprême de liberté. Vraiment « ce qui est folie dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est sage. »

 

Ce renversement radical fait éclater la liberté de l’Esprit dans toute la vie de Jésus qui inaugure ainsi une nouvelle manière d’être et une tout autre conception de l’homme. L’anticonformisme de Jésus est absolu. Sans cesse, Il affine la conscience de son entourage pétrifié dans des lois et des institutions qui tuent la vie… Une telle attitude de liberté est une menace pour tous les principes et systèmes religieux quels qu’ils soient. Jésus a mis le feu à la loi et a allumé celui de l’Amour. Ainsi « la fin de la loi, c’est le Christ » comme Il est aussi la fin de toute religion. « La religion est nécessaire quand il y a un mur qui sépare Dieu et l’homme. Mais le Christ qui est à la fois Dieu et Homme, a renversé le mur qui les séparait. Il a apporté une vie nouvelle, non pas une nouvelle religion. » Si par Son incarnation Dieu est devenu un avec l’Homme, qu’y a-t-il en effet à « relier » ? « Le péché, c’est que l’homme pense Dieu en termes de religion, c’est-à-dire en l’opposant à la vie. » C’est exactement ce défi que cherche à lever la Prière de Jésus, suscitant les « adorateurs en esprit et en vérité… tels que les veut le Père. »

 

Mais dans la vie de Jésus, tout culmine finalement dans le bouleversement extraordinaire et le renouvellement radical qu’introduit Sa résurrection d’entre les morts. Ce qui apparaît là, c’est l’avenir pour l’homme, une liberté donnant presque le vertige : la liberté non seulement à l’égard des injustices dans le monde ou des contingences de notre vie quotidienne, mais à l’égard du pouvoir de la mort présente au cœur de notre vie. Pour ceux qui savent, au sein de la Prière, prendre conscience de cette réalité éblouissante, l’angoisse devant l’avenir a perdu sa raison d’être ; Dieu en Jésus-Christ a franchi l’abîme de la mort et de toutes nos morts ; Il nous tire dès maintenant, et à chaque invocation, hors de nos enfers vers un processus de recréation totale de l’univers et de nous-mêmes. La Pâque du Christ, c’est l’éternelle jeunesse du monde, c’est notre jeunesse retrouvée, non comme souvenir mais comme avenir. Toute la vétusté du monde est abolie, l’éternité est au cœur du temps, la souffrance et la mort sont absorbées par la vie et le sens ultime de toutes choses est révélé dans la lumière et la splendeur qui jaillissent du visage du Ressuscité. Selon les Pères, Jésus ressuscité est comme « un charbon ardent » pénétré du feu incréé de la Divinité et quiconque entre en contact avec Lui par la Prière sera embrasé lui aussi par ce feu, arraché aux limites de son moi terrestre, purifié et transfiguré peu à peu par la même gloire, brûlant de l’Amour du Seigneur ressuscité et consumé par Sa Joie… Tout est dès lors entre nos mains : si nous acceptons ce don, nous devenons avec Lui, le Fils Unique, des « fils de la Lumière. »

 

Prière de Jésus Prière du cœur de Alphonse et Rachel Goettmann aux éditions Albin Michel, p. 205-210

 

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Pour moi, la prière,

c’est un élan du cœur,

c’est un simple regard jeté vers le Ciel,

c’est un cri de reconnaissance et d’amour au sein de l’épreuve comme au sein de la joie ;

 c’est quelque chose de grand, de surnaturel qui me dilate l’âme et m’unit à Jésus.

 

Mon Ciel est de rester toujours en Sa Présence,

De l’appeler mon Père et d’être Son enfant…

 

Qu’est-ce donc de demander d’être attiré, sinon de s’unir d’une manière intime à l’objet qui captive le cœur ?

Si le feu et le fer avaient la raison et que ce dernier disait à l’autre : « Attire-moi », ne prouverait-il pas qu’il désire s’identifier au feu de manière qu’il le pénètre et l’imbibe de sa brûlante substance et semble ne plus faire qu’un avec lui ?

Voici ma prière, je demande à Jésus de m’attirer dans les flammes de Son Amour, de m’unir si étroitement à Lui, qu’Il vive et agisse en moi…

 

C’est comme si on avait mis deux petits enfants ensemble, et les petits enfants ne se disent rien ! Pourtant, moi, j’ai dit quelque chose à Jésus, mais Il ne m’a pas répondu… Sans doute qu’Il dormait !

 

Je crois bien que je n’ai jamais été trois minutes sans penser au bon Dieu…

On pense naturellement à quelqu’un que l’on aime…

 

Aux âmes simples, il ne faut pas de moyens compliqués…

En dehors de l’Office Divin que je suis bien indigne de réciter, je n’ai pas le courage de m’astreindre à chercher dans les livres de belles prières, cela me fait mal à la tête, il y en a tant ! Et puis, elles sont toutes plus belles les unes que les autres.

Je ne saurais les réciter toutes et ne sachant laquelle choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas lire. Je dis tout simplement au bon Dieu ce que je veux lui dire, sans faire de belles phrases, et toujours Il me comprend…

 

A des amants il faut la solitude,

Un cœur à cœur qui dure nuit et jour…

 

Aimer jusqu’à mourir d’Amour, Pensées II de Sainte Thérèse de Lisieux, le Cerf, p.58-71

 


Message du mardi 31 mars 2020 - Saint Innocent, métropolite de Moscou, apôtre de l’Amérique du Nord (1879)

 

« Jésus »

 

Jésus est ainsi debout dans l’histoire et l’ouvre à son dépassement. Depuis l’avènement de Jésus, l’histoire est un temple, temple de Sa Présence mystérieuse ; c’est seulement là qu’elle trouve son sens, devient finalement Histoire et s’accomplit en Lui, « le Libérateur du monde ». C’est le contenu étymologique du mot « Jésus » qui signifie « Sauveur » ou « Libération » ou « Salut ». Déjà les prophètes L’ont annoncé comme Celui qui prendrait sur Lui tous nos maux car en Lui « Dieu est avec nous », Emmanuel. Et c’est pourquoi « ce Nom est au-dessus de tout nom, en sorte qu’au Nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et dans les enfers.

 

A Noël, Dieu entre dans l’histoire par un homme appelé Jésus, en un temps précis il y a deux mille ans, et un pays, Bethléem en Judée. A partir de l’Ascension et de la Pentecôte, Dieu est présent par le même Jésus à l’histoire, au cœur de tous les hommes, de tous les temps et de tous les pays : « l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Commencement et la Fin, Roi des rois et Seigneur des seigneurs. » Jésus, centre de moi-même et centre de l’univers, c’est en Le nommant que je me trouve donc au point incandescent de tout ce qui existe et donc de toute transformation. Mais atteindre Jésus, c’est d’abord entendre Sa question : « Vous, qui dites-vous que Je Suis ? » Et ma vie qui en balbutie la réponse est toujours renvoyée à l’Evangile où le Jésus de l’histoire me révèle les mœurs de Dieu : « Apprenez de moi… » dit-il.

 

Le connaître par une longue familiarité avec l’Evangile me permet de Le reconnaître au fond de moi, dans l’intimité du face à face qu’aucun autre enseignement ne peut remplacer. Seule l’expérience personnelle nous dira vraiment qui est Jésus. Si cette connaissance devient l’intérêt suprême de ma vie, au-delà de mes problèmes et même de mes péchés, la beauté de Jésus me saisira tout entier, elle est le secret de ma métamorphose.

 

Le connaître, c’est alors renaître toujours à nouveau vers des plans de conscience sans cesse inconnus, guérir de tous les maux, alors que peut-être on reste malade et que l’on porte les stigmates de la chute ; c’est aussi échapper à tous les esprits sous ciel, être arraché aux dangers et à la mort. Il n’est pas de problème ou de souci qui ne trouve en Lui sa réponse. Jésus ne nous sauve pas une fois pour toutes mais à chaque instant. Jamais je ne suis seul, et tout peut trouver transparence et lumière en Lui si je L’y mets. C’est là, dans le cœur de l’homme que commence aussi la transformation du monde. Le social est une dimension de la Personne, l’autre devient frère et sacrement de la Présence Divine pour moi si ma prière n’est pas une pieuse fumée d’encensoir.

 

Mais s’il est vrai que nul ne peut dire de Jésus qu’il est Seigneur sans l’Esprit Saint, nul ne peut Le connaître sans Lui, et nous n’apprenons les mœurs de Dieu que par l’action conjuguée en nous de Jésus et de l’Esprit. Dire « Jésus » dans la Prière, c’est recevoir comme Lui l’Onction de l’Esprit qui descend avec puissance sur nous pour « nous introduire dans la vérité tout entière ». Lui, l’Esprit, nous apprend Jésus, parce que Jésus est Christ, c’est-à-dire Oint par l’Esprit.

 

Prière de Jésus Prière du cœur de Alphonse et Rachel Goettmann aux éditions Albin Michel, p. 203-20

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Ton Nom est une huile répandue… (Cantique 1, 3)

 

« Jésus : miel dans la bouche, mélodie dans l’oreille, jubilation dans le cœur.

 Mais ce nom est aussi un remède…

 

L’un de nous est-il triste ? Que le Nom de Jésus lui vienne au cœur et que de là il lui monte aux lèvres : aussitôt, quand se lève la lumière de ce Nom, tout nuage se dissipe, l’azur revient. Quelqu’un s’égare-t-il, désespéré vers les filets de la mort ? S’il invoque le Nom de Vie, ne va-t-il pas aussitôt reprendre souffle et retrouver goût à la vie ? En présence de ce Nom salutaire, qui n’a jamais, comme cela se passe habituellement, gardé le cœur dur ? L’âme engourdie de somnolence ? Pleine de ressentiment ou malade de lassitude ? La source de nos larmes s’est-elle tarie ? Sitôt invoqué Jésus, ne va-t-elle pas rejaillir plus abondante et couler plus paisible ? Si les dangers nous émeuvent et nous effraient, l’invocation de ce Nom puissant ne suffit-il pas pour nous rendre confiance et chasser nos peurs ? Et si l’on est remué et ballotté par les doutes, la certitude ne resplendit-elle pas soudain à l’invocation de ce Nom lumineux ? Quelqu’un est-il dans l’adversité, près de désespérer et de défaillir, la force lui fera-t-elle défaut quand le Nom secourable retentit ? Voilà les maladies et les faiblesses de l’âme, voici le remède.

 

Enfin, il est facile de le prouver : « invoque-moi, dit-il, au jour de la détresse : je te délivrerai et tu m’honoreras » (Psaume 49, 15). Rien ne saurait aussi bien contenir la montée de la colère, modérer le gonflement de l’orgueil, guérir la plaie de l’envie, endiguer le torrent de luxure, éteindre la flamme de la convoitise, calmer la soif de l’avarice et chasser le prurit de tout désir déshonnête. Quand je prononce le Nom de Jésus, je me représente un homme doux et humble de cœur, bienveillant, sobre, chaste, miséricordieux, resplendissant de toutes les vertus et de sainteté ; et à la fois, Dieu même, le Tout-Puissant. Il peut me guérir par son exemple et me fortifier par son aide. Tout cela résonne en moi lorsque le Nom de Jésus retentit. Ainsi, de l’Homme, je reçois des exemples, et du Puissant un secours. Les exemples sont comme des essences aromatiques, le secours comme un ingrédient pour affiner les vertus ; et la préparation que je fais est un remède tel que nul médecin ne peut en faire de semblable.

 

Voici, ô mon âme, l’antidote que tu possèdes, enfermé dans le flacon qui est ce Nom de Jésus ; antidote vraiment salutaire et qui ne manque jamais à guérir chacune de tes maladies. Qu’il soit toujours sur ton sein, toujours dans ta main, afin que tous tes sentiments et tes actes soient orientés vers Jésus. Sa Parole même t’y invite : « Pose-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras » (Cantique 8, 6)

 

Saint Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, 15, 6-7

 


Message du lundi 30 mars 2020 - Saint Jean Climaque, abbé du Mont-Sinaï (649)

 

« Seigneur… »

 

Dans cette lente gestation, nous découvrons dès le premier mot, que la Prière de Jésus ne peut être le produit de nos fantasmes, mais seulement, comme pour Marie qui est l’archétype de ce chemin, le fruit béni de nos entrailles fécondées par l’Esprit Saint. « Jésus est Seigneur » est une révélation, non une confection humaine. C’est le Nom qui révèle parfaitement le mystère du Christ, Fils de l’Homme, issu de l’homme et Fils de Dieu, issu de Dieu. Et la jonction des deux se fait en nous quand, visités par la grâce de l’Esprit de Dieu, nos lèvres d’homme, notre intelligence et notre cœur arrivent à dire de Jésus qu’Il est « Seigneur ». En effet, « nul ne peut dire Jésus est Seigneur si ce n’est poussé par l’Eprit Saint. » Il s’agit donc ici de bien plus que d’une « formule » ou d’une prière quelconque. La Prière de Jésus est un acte, un acte à la fois prophétique et politique. « Prophétique » parce qu’en disant « Seigneur », je suis inspiré à la manière des prophètes par l’Esprit Saint et « politique », parce que par-là, je m’engage dans une lecture radicalement nouvelle de l’histoire. L’homme, en qui vivent ces deux dimensions, entre dans la Seigneurie de Jésus et devient avec Lui enfant de Dieu par grâce.

 

Dans ce sens la Prière de Jésus est un acte, comme on le voit, inséparable en ses termes. Mais le mot « Seigneur » en est son préambule sans lequel je ne puis y entrer. Avant de pénétrer dans le saint des saints qu’est le Nom de Jésus, je dois me déchausser comme Moïse devant le Buisson Ardent, « enlever les sandales » et les « détours » de mon petit moi. Car il s’agit là d’abord d’une relation tout à fait privilégiée ! Si Jésus est Seigneur, Il ne vient pas en nombre avec qui que ce soit. Rien ne subsiste en dehors de Lui et toutes choses, sans exception, ne sont qu’en Lui. S’Il est donc vraiment « Seigneur » pour moi, j’accepte à mon tour d’entrer avec Lui dans une dépendance absolue et inconditionnelle. Voilà déjà qui oriente ma volonté d’une façon totale dans l’espace et le temps. Rien n’y échappe ! Je me reçois de Lui à chaque moment comme l’air que je respire, et je ne ferai rien par moi-même ou sous d’autres impulsions sans Le trahir… Il est Dieu, Source de ma vie, et ma vie, c’est Son Royaume où comme Seigneur Il a tous les droits. En moi donc, rien qui ne Lui soit étranger, tout en moi est « de Lui, par Lui et en Lui. »

 

C’est ici que se vérifient et que sont passés au crible les penchants de mon cœur et l’authenticité de ma prière. Combien d’autres seigneurs ai-je dans ma vie ! Où sont mes secrètes préférences, qu’est-ce qui me nourrit et me vivifie ? « Là où est ton trésor, là est ton cœur ! », constat peut-être cruel mais nécessaire pour sortir de mes illusions : Jésus n’est pas le Seigneur de ma vie…

 

Tout commence donc par ce test où, tel Abraham, je vais avoir à découvrir quel est mon Isaac « que je chéris » pour l’offrir à Dieu et devenir libre de toute autre dépendance. Abraham mourut réellement le jour de « son » sacrifice, mais c’est aussi ce jour-là qu’il naquit à la Vie et devient « Père de tous les croyants »… Il n’y a de vraie fécondité que celle-là !

 

Dire de Jésus qu’Il est « Seigneur » est une mort pour nous. Il faut mourir à tout ce qui n’est pas Lui et qui occupe indûment sa place en mon cœur. Les premiers chrétiens, qui sont notre norme, n’hésitaient pas en dignes « fils d’Abraham » d’aller jusqu’au bout. Le mot « Seigneur », en leur temps, était réservé du côté juif à YHWH seul et du côté romain à l’Empereur seul. Le transposer sur quelqu’un d’autre était passible de mort. C’est ainsi que s’ouvrirent les trois siècles de martyre. Tous ceux qui demandaient le baptême au Nom de Jésus et le reconnaissaient comme Seigneur étaient persécutés. Ils acceptaient pour Lui, et de surcroît joyeusement, de souffrir et de mourir. Là sont nos fondations, celles de l’Eglise et de chaque chrétien en particulier. L’acte qui ouvre la prière de Jésus est normatif à travers les siècles : il est une décision qui aboutit au baptême du sang. Je sais aujourd’hui, de certitude historique et de certitude de foi, qu’en disant Jésus est « Seigneur », je vais mourir pour Lui. « Chaque jour je meurs » dit saint Paul, car « pour moi, vivre, c’est le Christ »

 

La décision de vie ou de mort fonde l’acte de la Prière, mais lui donne aussi son style. J’y entre avec réserve et une immense humilité, sans l’ombre d’un triomphalisme ou l’orgueil d’un savoir. Tout mon être se prosterne intérieurement devant ce Saint Nom, avec tendresse et affection pour l’adorer, mais aussi avec le même frémissement sacré qu’avaient les juifs en prononçant le Nom redoutable de YHWH. Cette humilité sera d’autant plus grande qu’elle va permettre au « Seigneur » d’agir avec puissance et d’ébranler en moi et autour de moi l’empire de tous les faux dieux. Nier que l’Empereur était « Seigneur » posait un acte politique. De même aujourd’hui et sans doute plus que jamais : au sein d’une société de consommation j’affirme que rien ni personne en dehors de Lui, le Seigneur Jésus, ne peut satisfaire ma faim, qui est une faim de Dieu. De ce fait, toute politique qui ne cherche pas ses raisons dans la dimension spirituelle est de l’opium pour le peuple et porte en elle ses masques mortifères. Un des actes les plus prodigieux que Jésus a posés dans l’histoire en tant que « Seigneur » a été le lavement des pieds de ses disciples. « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites bien, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. » La Seigneurie de Jésus se pose ici comme une cognée à la racine de tous les systèmes et de toute autorité, de tous les ordres ou désordres établis, comme de toute existence individuelle ne se mettant pas à genoux devant l’homme pour le servir, surtout s’il est « le moindre ».

 

Prière de Jésus Prière du cœur de Alphonse et Rachel Goettmann aux éditions Albin Michel, p. 200-203

 

"L'HOMME EST LA CLÔTURE DES MERVEILLES DE DIEU"

Hildegarde de Bingen, le livre des Œuvres Divines traduit par Bernard Gorceix, éditions Albin Michel

Deuxième vision et extrait du texte de la neuvième vision…


Message du Dimanche 29 mars 2020 - Fête de la résurrection de Lazare

 

« Seigneur, Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur… »

 

La prière de Jésus, dans sa formulation totale, met en œuvre l’homme total, corps-âme-esprit, lui révélant le Dieu total et trois fois saint, Père-Fils-Esprit. Synergie où « Dieu devient homme pour que l’homme devienne dieu. » La prière de Jésus nous révèle ce dessein de Dieu pour l’humanité, mais en même temps, nous fait expérimenter Celui en qui se réalise le premier ce dessein : Jésus-Christ.

 

Jésus, par sa vie dans l’histoire et sa vie en nous, révèle à chacun les mœurs de Dieu. Chaque mot de la Prière est une « plénitude » en soi, irremplaçable, livrant quelque chose de son Energie encore céleste et cachée, mais déjà en partie aussi vécue par la Tradition et se révélant toujours davantage à mesure de mon avancée. C’est bien là le sens de ce futur mystérieux contenu dans la révélation du Saint Nom à Moïse, que l’on peut traduite ainsi : « Tu connaîtras que JE SUIS quand tu auras expérimenté ce que je ferai pour toi. » La révélation du Nom se fait donc dépendante de mon attention au présent : c’est au sein de l’instant présent que se révèle le Présent Absolu « JE SUIS » dans une progression infinie, dont la prière est le dévoilement incessant.

 

Mais pour nourrir celle-ci et lui permettre de devenir vrai sacrement, il est vital de prendre du temps et de se mettre longuement devant chaque mot séparément. Tous les « Anciens » ont insisté sur cette importance. Personne ne peut dire, si ce n’est par expérience personnelle, ce que l’Esprit veut lui enseigner. Qui ne s’est jamais laissé creuser, ensemencer pendant trois heures ou six heures d’affilée, ne sait pas ce qu’est la « voix de la Colombe » qui sourd au fond de lui. Rester là, dans le silence et sans réfléchir, toutes les autres voix se taisant : « demeurez dans ma parole, alors vous serez vraiment mes disciples et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera. » (Jean 8, 31) Demeurer longuement dans un seul mot, puis le suivant, et enfin dans la Prière tout entière. C’est alors qu’elle « portera beaucoup de fruits » et « si mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez et vous l’obtiendrez. » (Jean 15, 7-8).

 

Cette union aussi intime et féconde que celle du cep et des sarments dans la vigne, forgée par la Parole, s’enracine et s’appuie constamment sur le donné objectif de la Tradition pour en recevoir sa vérification et ses critères…

 

Prière de Jésus Prière du cœur de Alphonse et Rachel Goettmann aux éditions Albin Michel, p. 199-200

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Mon Amour veille, et en veillant ne se fatigue pas. Celui que j’aime et que j’attends vient à moi entouré d’une suite céleste. Comment dormirais-je, comment la veille pourrait-elle me fatiguer ?

Je veille sur les histoires des hommes et sur les histoires des choses, au cas où j’accéderais à un message secret de mon Amour. Ne m’intéressent ni l’histoire de quiconque ni l’histoire pour l’histoire, ni conter pour conter ; l’histoire m’intéresse seulement pour Toi.

 

De même que l’homme qui a perdu sa voix, et s’est mis à l’écoute des voix des autres au cas où il reconnaîtrait la sienne, et qui partout a trouvé une tonalité semblable à sa voix mais nulle part la plénitude de sa voix ;

De même que l’homme, qui a brisé le miroir de verre, et s’est mis en chemin pour apercevoir son visage sur les visages humains, les visages des bêtes et les visages de toutes choses et qui partout a trouvé un trait semblable à son visage mais nulle part l’intégrité de son visage,

Ainsi, je veille, moi aussi, sur les voix sans nombre de tout l’univers au cas où je reconnaîtrais la voix de mon Amour. Et je veille sur les visages sans nombre de l’univers, depuis le visage du galet blanc au bord du lac, jusqu’aux visages des chariots solaires, au cas où je reconnaîtrais le visage de mon Amour.

Et nul ne m’abuse, mais chacun parle de Toi le peu qu’il sait et qu’il peut.

 

Quand j’interroge les hommes, c’est de Toi que j’attends les réponses. Quand les choses parlent, c’est Toi que j’écoute. Quand je regarde la nature, c’est Toi que je cherche.

Quand les hommes me voient pensifs, ils s’imaginent que je pense à eux, tandis que je pense à Toi. Quand ils me voient bon laboureur, ils pensent que je travaille pour eux, tandis que je travaille pour Toi.

Quand la nature entend son nom sur mes lèvres, elle pense que je chante pour elle, et moi, je chante pour Toi. Quand je nourris un pigeon, c’est à Toi que j’offre. Quand je caresse l’agneau, c’est Toi que je caresse. Quand je souris au soleil, mon sourire transperce tous les soleils jusqu’à ce qu’il rencontre Ton sourire. Quand je dépose un baiser sur le lys blanc, au travers des sept mondes, je le dépose à Tes pieds.

 

La veille de l’amour va de pair avec la prière de ma foi et le jeûne de mon espoir. Ni l’un ni l’autre ne se lève ni ne se couche sans l’autre.

Toute œuvre de mon esprit sert ma foi.

Toute œuvre de mon cœur sert mon espoir.

Toute œuvre de mon esprit sert mon amour.

 

Quand je nourris un pigeon, c’est à Toi que j’offre, ô mon Amour !

 

Prières sur le Lac de saint Nicolas de Jitcha aux éditions l’Âge d’Homme, p.101-102

 


Message du samedi 28 mars 2020 - Sainte Gundelinde, abbesse de Bas-Moutier en Alsace (750)

 

Méditer comme un oiseau... (2ème partie)

 

Toutes les grandes traditions qui s’accordent à voir dans l’époque actuelle la fin d’un cycle d’humanité s’accordent également pour affirmer que, dans une telle phase, le meilleur espoir de salut réside dans la méditation du Saint Nom ; c’est la méthode la mieux adaptée à l’homme des derniers temps, la voie le plus sûre...

Selon Joël le prophète : « Quand le soleil se changera en ténèbres et la lune en sang... quiconque invoquera le Nom du Seigneur sera sauvé. »

Pour la tradition soufie, à la fin des temps, l’homme ne pourra accomplir qu’un dixième de la loi, et ce dixième consiste en l’invocation du Nom.

 

Dans la tradition hindoue, le Vishnou-Darma Uttara est formel : « Ce qu’on obtient dans le premier âge (âge d’or) par la méditation silencieuse, dans les âges suivants, par le sacrifice et la dévotion, on l’obtient dans le dernier âge (l’âge de fer) en célébrant Kèshava (Vishnou) et encore, dans le Kali-Yuga (l’âge sombre), la répétition du Nom de Hari suffit pour détruire toutes les erreurs. » Shri Ramakrishna allait jusqu’à dire que le souvenir permanent de Dieu est le dharma, la loi propre à cet âge. »

 

Certaines formes de bouddhisme considèrent également que, dans l’âge présent, ce que nous avons à faire est de nous repentir de nos transgressions, de cultiver les vertus et de prononcer le Nom du Bouddha Amitâbha. Dans un monde semé d’obstacles, pleins de subtiles tentations, le bouddha conseille de « se concentrer sur la récitation de son Nom. »

On pourrait multiplier les références. Il est dit dans le Coran : « Souvenez-vous de moi, je me souviendrai de vous... L’invocation de Dieu est la chose la plus grande. »

C’est ce que disaient déjà les moines d’Egypte et de Syrie : « De toutes les activités humaines, l’invocation est la plus haute. » Dans son beau livre sur l’Athos, Jean Biès précise : « On dit en Inde que l’on prend le Nom plutôt que d’entrer en religion ou de prendre l’habit. »

 

Dans les traditions sémites, le Nom, c’est aussi la Présence, l’Energie ; il ne s’agit pas d’invoquer n’importe qui ou n’importe quoi. De la même façon qu’on devient ce qu’on aime, on devient ce qu’on pense, on devient ce qu’on invoque.

 

Dans les monastères grecs orthodoxes, l’invocation est généralement « Kyrie eleison » ou, dans les monastères russes, « gospodi pomilouï ». Avant de m’introduire à une pratique plus haute et plus silencieuse, plus proche du abba qui était pour Jésus la « prière du cœur », le père Séraphim me conseilla de m’arrêter longuement sur l’invocation du Nom de Yeshoua, non seulement parce que dans ce Nom, il y a les quatre lettres du tétragramme sacré YHWH, le Nom ineffable, « Celui qui Est ce qu’Il Est », mais parce que ce Nom était pour lui, comme pour Maxime le Confesseur, un « archétype de la Synthèse ». C’est le nom de Dieu et le Nom de l’Homme dans un seul Nom, c’est l’Archétype de la rencontre entre le Divin et l’Humain, l’Infini et le fini, l’Eternel et le temps.

 

« En invoquant le Nom de Yeshoua sur la respiration, tu n’oublies pas l’humanité, tu n’oublies pas la divinité, il n’y a pas de Dieu sans l’homme, il n’y a pas d’homme sans Dieu. Le Nom de Yeshoua te ramène sur terre et il t’élève au ciel. En Lui, rien n’est séparé ; ce Nom est créateur d’équilibre, il favorise en toi l’intégration et la synthèse, c’est l’instrument que Dieu nous donne aujourd’hui pour notre theosis (divinisation).

 

Tu peux invoquer le Nom et en même temps visualiser Son Visage ; c’est la fonction des icônes que d’éveiller ce visage en toi ; l’icône et le Nom te conduisent vers la Présence souveraine qui pourrait ‘régner’ sur ton cœur. Maintenant, tu sais méditer comme une montagne, comme un coquelicot, comme l’océan, comme une tourterelle ; tu peux commencer à méditer comme un être humain, méditer comme Abraham. »

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 41-43

 

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Quand tu connais ton vide

Tu ne cherches plus rien pour le combler.

Quand tu te sais boiteux

Ta marche se fait souveraine.

 

Quand tu n’as plus de chemin

Tu t’avances au large

Sans craindre les tempêtes.

 

Quand tu n’espères plus

S’ouvre en toi la voie

De tous les possibles.

 

Quand ta foi vacille

Tu te sens porté par les ailes du vent.

Quand tu te sais perdu

Tu n’ignores plus ton lieu.

 

http://www.enfancedesarbres.com de Jean Lavoué

 


Message du vendredi 27 mars 2020 - Saint Dominique, évêque de Cambrai (545)

 

Méditer comme un oiseau... (1ère partie)

 

« Etre dans une bonne assise, être orienté droit dans la lumière, respirer comme l’océan, ce n’est pas encore toute la méditation hésychaste » me dit le père Séraphim ; « tu dois apprendre maintenant à méditer comme un oiseau », et il me conduisit dans une petite cellule proche de son ermitage où vivaient deux tourterelles. Le roucoulement de ces deux petites bêtes me parut d’abord charmant mais ne tarda pas à m’énerver désagréablement. Elles choisissaient en effet le moment où je tombais de sommeil pour se roucouler les mots les plus tendres.

 

Je demandai au père Séraphim ce que signifiait tout cela et si cette comédie allait encore durer longtemps. La montagne, le coquelicot, l’océan, passe encore (quoiqu’on puisse se demander ce qu’il y a de chrétien dans tout cela !) mais me proposer maintenant cette volaille languissante comme maître de méditation, c’en était trop !

 

Le père Séraphim m’expliqua alors que dans le premier Testament, la méditation est exprimée par des termes de la racine haga, rendus le plus souvent en grec par mélétémeletan – et en latin par meditarimeditatio. En son sens primitif, cette racine signifie « murmurer à mi-voix ». Elle est également employée pour désigner des cris d’animaux, par exemple le rugissement du lion (Isaïe 31, 4), le pépiement de l’hirondelle et le chant de la colombe (Isaïe 38, 14), mais aussi le grognement de l’ours.

 

« Au mont Athos, on manque d’ours. C’est pourquoi je t’ai conduit auprès de la tourterelle, mais l’enseignement est le même. Il faut méditer avec ta gorge, non seulement pour accueillir le souffle mais aussi pour murmurer le Nom de Dieu, jour et nuit... Quand tu es heureux, presque sans t’en rendre compte, tu chantonnes, tu murmures quelquefois des mots sans signification, et ce murmure fait vibrer tout ton corps de joie simple et sereine. »

 

« Méditer, c’est murmurer comme la tourterelle, laisser monter ce chant qui vient du cœur, comme tu as appris à laisser monter en toi le parfum qui vient de la fleur... Méditer, c’est respirer en chantant. Sans trop t’attarder à sa signification pour le moment, je te propose de répéter, de murmurer, de chantonner ce qui est dans le cœur de tous les moines de l’Athos : Kyrie eleison, kyrie eleison... »

 

Cette idée ne me plaisait guère. Lors de certaines messes de mariage ou d’enterrement j’avais déjà entendu cela, traduit en français par « Seigneur, prends pitié. » Le père Séraphim se mit à sourire : « Oui, c’est l’une des significations de cette invocation, mais il y en a bien d’autres. Cela veut dire aussi ‘’Seigneur, envoie ton Esprit ! Que Ta tendresse soit sur moi et sur tous, que Ton Nom soit béni...’’, mais ne cherche pas trop à te saisir du sens de cette invocation, elle se révèlera d’elle-même à toi. Pour le moment, sois sensible et attentif à la vibration qu’elle éveille dans ton corps et dans ton cœur. Essaie de l’harmoniser paisiblement avec le rythme de ta respiration. Quand des pensées te tourmentent, reviens doucement à cette invocation, respire plus profondément, tiens-toi droit et immobile et tu connaîtras un commencement d’hesychia, la paix que Dieu donne sans compter à ceux qui L’aiment. »

 

Au bout de quelques jours, le Kyrie eleison me devint plus familier. Il m’accompagnait comme le bourdonnement accompagne l’abeille lorsqu’elle fait son miel. Je ne le répétais pas toujours avec les lèvres ; le bourdonnement devenait plus intérieur et sa vibration plus profonde. Ayant renoncé à ‘’penser’’ son sens, il me conduisait parfois dans un silence inconnu et je me retrouvais dans l’attitude de l’apôtre Thomas lorsqu’il découvrit le Christ Ressuscité : ‘’Kyrie eleison’’ – ‘’Mon Seigneur et Mon Dieu’’. L’invocation me plongeait peu à peu dans un climat d’intense respect pour tout ce qui existe, mais aussi d’adoration pour tout ce qui se tient caché à la racine de toutes les existences...

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 38-41

 

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Je T’ai aimée bien tard, beauté si ancienne et toujours nouvelle !

 Je T’ai aimée bien tard !

 Tu étais au-dedans de moi-même, et moi j’étais au-dehors de moi-même.

 C’était en ce dehors que je Te cherchais,

 et me ruant sur ces beautés créées par Toi, j’y perdais ma propre beauté.

 Tu étais avec moi, mais je n’étais pas avec Toi.

 Elles me tenaient loin de toi ces beautés qui ne seraient point,

 si elles n’étaient en Toi.

 Tu m’as appelé, Tu as crié et Tu as triomphé de ma surdité.

 Tu as brillé, Tu as fait resplendir Tes rayons

 et Tu as chassé les ténèbres de mon aveuglement.

 Tu as répandu l’odeur de Tes parfums :

 j’ai commencé à les respirer et j’ai soupiré après Toi.

 J’ai goûté la douceur de Ta grâce, et j’ai eu faim et soif de Toi.

 Tu m’as touché et mon cœur est tout brûlant d’ardeur

 pour la jouissance de Ton éternelle paix.

 Une fois soudé à Toi de tout mon être,

 il n’y aura plus pour moi douleur et labeur ;

 

Ma vie sera toute pleine de Toi.

 

Saint Augustin dans « Le Trésor de la prière à travers le temps » de sœur Geneviève o.p. éditions du Cerf p. 44-45

 


Message du jeudi 26 mars 2020 - Saint Sicaire, évêque de Lyon (435)

Création d'Adam - Image remaniée - Origine : Cathédrale de Montreale, Sicile.
Création d'Adam - Image remaniée - Origine : Cathédrale de Montreale, Sicile.

 Graf Dürckheim livrait à quelques-uns cette expérience peu commune : « Notre inspiration est l’expiration de Dieu en nous, et notre expiration est l’inspiration de Dieu en Lui ! »

 

Si une affirmation aussi extraordinaire veut avoir quelque réalité, la Bible doit y faire au moins une allusion ! Et nous découvrons dans le texte de la Genèse une surprenante clarté : « Dieu insuffle dans ses narines une haleine de vie et l’homme devient un être vivant ! » (Genèse 2, 7). Ainsi, la vie de l’Un passe dans l’autre… C’est à chaque instant le mouvement même de notre création qui se poursuit. Chaque expiration de Dieu, pourrait-on dire, est un baiser d’amour qui nous suscite à la vie. Et cette vie est à l’image de Dieu (Genèse 1, 27), elle est trinitaire.

 

Les mots sont faibles et impuissants dans leur balbutiement, mais le scandale, le voici, tel que Maître Eckhart le formule à la suite de tous les grands de la Tradition (Denys l’Aréopagite, Grégoire de Nysse, Augustin…) : le fond de notre être est identique à Dieu dans l’opération par laquelle Il engendre le Fils ; « le Père engendre sans cesse Son Fils, et je dis plus encore : Il m’engendre en tant que Son Fils et le même Fils »

 

Le tragique est que notre conscience est totalement détournée de ce fond le plus intime de notre identité. Dans la Tradition mystique du Christianisme, cette séparation et cette aliénation intérieures, où l’être humain est étranger à lui-même, sont la véritable signification du péché originel.

 

Le but de la méditation est de retrouver précisément cette conscience de désaliéner l’homme. Le premier pas pour sortir de cette inauthenticité fondamentale de notre être sera toujours le lâcher-prise : quitter l’axe des choses, l’étreinte et la manipulation des objets qui ne cessent de refermer le moi sur lui-même comme s’il était une fin en soi. Lâcher, accepter en profondeur de TOUT perdre ; dans l’assise silencieuse, je me détends, mes tensions cessent de s’agripper aux mille appâts de l’existence ; plus rien ne me retient, rien n’a d’importance, rien… Mon cœur est libre de tout, désencombré, pur… Là, dans la nudité totale du moment présent, tendre l’oreille intérieure, arriver peu à peu à vraiment écouter dans le silence comment chacune de mes expirations, dans la mesure où je m’y abandonne, me conduit à la Source cachée de mon être profond et me recrée dans une nouvelle inspiration… Vivre cela intensément pendant quelques temps, sans commentaire ni réflexion, voir et sentir, consentir…

 

Quand progressivement tout mon être, corps-âme-esprit, arrive à un maximum de détente, donc d’ouverture et de présence, ma respiration devient quasi imperceptible. Se laisser conduire alors doucement par l’expiration vers cet abîme de silence et de mystère qui s’ouvre entre l’expiration et l’inspiration. Je porte toute mon attention au passage de l’un vers l’autre… Y demeurer… C’est comme si le temps s’arrêtait, l’impression de ne plus être dans l’espace. En fait, je suis touché par la dimension d’éternité en moi, au-delà de l’espace et du temps, la demeure du Silence, de l’Innommable, de Celui qui n’a pas de Nom et qu’on appelle le Père… C’est de Lui que va jaillir maintenant mon engendrement. Il expire en moi et moi j’inspire ; en expirant, Il s’exprime. Il se dit et me dit, me crée dans le Verbe « par qui tout existe et qui est la Vie de tout être » ; mon inspiration est ma filiation, je deviens fils avec Celui qui est Fils de toute éternité, « l’aîné d’une multitude de frères », le Christ. En m’accueillant ainsi totalement du Père, « je prends la forme du Christ », je Lui deviens toujours plus conforme. Sentir très concrètement comment l’inspiration me forme, me donne ma forme particulière dans le Nom de Jésus, ma Loi intérieure, et m’organise ; l’haleine de vie que le Père insuffle dans mes narines dans l’invocation du Saint Nom devient chair ; le Verbe s’incarne en moi ; Présence… Plénitude…

 

L’inspiration est brève et va culminer bientôt dans un nouveau silence avant d’ouvrir à l’expiration. Le Fils sort de l’abîme de Silence et retourne dans l’abîme de Silence ; Il est tout entier tourné vers le Père. Se laisser porter par ce mouvement vers… Entrer dans le Silence-Source… Le goûter… Et être attentif à la naissance de l’expiration… C’est l’Esprit-Souffle qui procède de la Source… Par la détente-ouverture que l’expiration introduit en moi, l’Esprit me rend maintenant transparent à la Présence du Christ ; en pénétrant dans la profondeur de l’être, par l’expiration-souffle, la Puissance de l’Esprit communique à l’être humain l’énergie divine qui l’unifie au Fils et le fait participer à la relation du Fils au Père… Filiation… Accomplissement… Personnification… Déification… Plus je lâche prise en expirant, plus l’Esprit m’ouvre à cette transparence et me rend le Christ intérieur, palpable et sensible. Seule cette réciprocité inouïe du « je » de l’homme et du « Je » de l’Esprit, seul ce contact de mon être avec le Feu de la Sainteté me sanctifie et me fait passer de l’individu quelconque à la naissance de la personne unique que je suis qui sommeille en moi. Uni à celui du Christ, mon cœur s’embrase alors d’Amour pour le Père et crie dans l’Esprit : « Abba ! » Ruissellement de joie, Joie de la Divine Trinité Elle-même en moi... Amour et Joie, splendeur de l’Esprit, par laquelle Il nous fait approcher du Père et du Fils…

 

A la longue, notre expiration peut devenir un tel abandon que, dans l’Esprit, nous nous oublions si totalement, nous sommes sortis si pleinement de notre égo, que nous ne pouvons plus distinguer ce qui est de nous et ce qui est de l’Esprit Saint dans ce mouvement. Loin de tout esclavage ou domination, nous naissons de Sa Liberté et vivons en Elle… Et par Elle, avec notre consentement total dans le don de nous-mêmes, Il nous ramène à nouveau vers le Père ; l’expiration s’achève et nous plonge dans le Silence paternel… « Toi ! »… Il me nomme comme fils… avec le Fils…

 

Suprême Révélation… Le Dieu Tri-Unique est plus intime à moi que moi-même et ma Vie réelle est de « participer à la circulation éternelle de l’Amour au sein de la Trinité ». « La conscience de cet Amour nous rend comme des dieux » (Maître Eckhart)

 

 

L’au-delà au fond de nous-mêmes, Alphonse et Rachel Goettmann, Béthanie ; p. 146-149

 

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« Ah ! Femme que ta foi est grande… »

Que de fois Jésus s’éclatera ainsi,

incapable de contenir l’immense soulèvement de son cœur.

« Ah ! Femme, comme tu dis bien, comme ton cœur sonne juste !

Comme tu éprouves les vouloirs de Dieu ! »

Tu es cette pauvresse, sevrée du pain royal de la table de maîtres,

qui n’a d’autre chance que de se traîner à quatre pattes

pour glaner les précieuses miettes que d’habitude on abandonne aux chiens.

 

Quand on n’est pas grand-chose, quand on est rien du tout,

la moindre miette d’attention, de respect, la moindre miette d’amour

vous donne de sourire bravement, afin de ne pas pleurer.

Et l’eau qui vient aux yeux désaltère et réchauffe à l’égal d’un vin royal.

 

Que je sois fils ou que je sois chien, ma misère est la même

si j’ose la regarder en face, sans la déguiser.

Que je sois fils ou que je sois chien, c’est du même amour que je suis aimé.

Que je sois fils ou que je sois chien,

j’ai sur Son cœur un pouvoir que j’ignore, que je m’entête à oublier.

 

Que je sois fils ou que je sois chien, j’ai le désir de m’entendre dire :

mesure-toi au défi de ton cœur ; prends mesure de l’amour

et éprouve-toi dans Sa splendeur autant que dans ta détresse…

Ne crains pas d’être pauvre ;

d’autres pauvres te reconnaîtront et votre contagion gagnera d’autres cœurs.

 

La Cananéenne est la Marie païenne qui fait s’éclater Dieu !

Bénis soient les païens de cette qualité-là.

Il en est, grâce à Dieu, tout autour de moi

pour me rappeler que Dieu n’appartient à personne.

 

Qu’Il se donne simplement, qu’Il se donne librement

à ceux qui ont assez faim, à ceux qui ont assez soif,

pour courir sur Ses pas en gueulant comme des fous.

 

 Pleins signes de Paul Baudiquey, éditions du Cerf, p.209-211

 


Message du mercredi 25 mars 2020 - Fête de l'ANNONCIATION

 

 Méditer comme l’océan...

 

... Je m’approchai de la mer. J’avais acquis une bonne assise et une orientation droite. J’étais en bonne posture. Que me manquait-il ? Que pouvait m’enseigner le clapotis des vagues ?

 

Le vent se leva, le flux et le reflux de la mer se firent plus profonds et cela réveilla en moi le souvenir de l’océan. Le vieux moine m’avait en effet conseillé de méditer comme l’océan, et non pas comme la mer. Comment avait-il deviné que j’avais passé de longues heures au bord de l’Atlantique, la nuit surtout, et que je connaissais déjà l’art d’accorder mon souffle à la grande respiration des vagues ? J’inspire, j’expire... Puis je suis inspiré, je suis expiré. Je me laisse porter par le souffle, comme on se laisse porter par les vagues... Je faisais ainsi la « planche », emporté par le rythme des respirations océanes. Cela m’avait conduit parfois au bord d’évanouissements étranges. Mais la goutte d’eau qui autrefois « s’évanouissait dans la mer » gardait aujourd’hui sa forme, sa conscience. Etait-ce l’effet de la posture, de mon enracinement dans la terre ? Je n’étais plus emporté par le rythme approfondi de ma respiration. La goutte d’eau gardait son identité, et pourtant elle savait « être un » avec l’océan. C’est ainsi que j’appris que méditer, c’est respirer profondément, laisser être le flux et le reflux du souffle.

 

J’appris également que s’il y avait des vagues en surface, le fond de l’océan demeurait tranquille. Les pensées vont et viennent, nous écument, mais le fond de l’être reste immobile. Méditer à partir des vagues que nous sommes pour perdre pied et prendre racine dans le fond de l’océan. Tout cela devenait chaque jour un peu plus vivant en moi, et je me rappelais les paroles d’un poète qui m’avaient marqué au temps de mon adolescence : « l’Existence est une mer sans cesse pleine de vagues. De cette mer, les gens ordinaires ne perçoivent que les vagues. Vois comme des profondeurs de la mer, d’innombrables vagues apparaissent à la surface, tandis que la mer reste cachée dans les vagues. » Aujourd’hui, la mer me semblait moins « cachée dans les vagues », l’unicité de toutes choses me semblait plus évidente et cela n’abolissait pas le multiple. J’avais moins besoin d’opposer le fond et la forme, le visible et l’invisible. Tout cela constituait l’océan unique de la Vie.

 

Dans le fond de mon souffle, n’y avait-il pas la rouah, le pneuma, le grand souffle de Dieu ?

 

« Celui qui écoute attentivement sa respiration n’est pas loin de Dieu, me dit alors le père Séraphin. Ecoute qui est là à la fin de ton expir, qui est là à la source de ton inspir... » En effet, il y avait là quelques secondes de silence plus profondes que le flux et le reflux des vagues, il y avait là quelque chose qui semblait porter l’océan...

 

Quand Jésus demande à la femme Samaritaine d’entrer dans la conscience de son souffle (pneuma), Il veut la conduire à la Source même de toute vie, quel que soit le lieu où se pratique cette méditation. Le père Séraphin insistait beaucoup sur cette attention au souffle : « C’est l’essentiel de la pratique hésychaste. Prier, ce n’est pas penser à Dieu ; quand tu es avec quelqu’un, tu ne penses pas à lui, tu respires avec lui. Prier, c’est respirer consciemment et profondément, ce n’est pas avoir des pensées sublimes sur Dieu, c’est ne faire qu’un avec son Pneuma (Souffle Esprit) qui te traverse. « Notre vie ne tient qu’à un souffle, c’est le fil qui te relie au Père, à la Source qui t’engendre. Sois conscient de ce fil et va où tu veux... »

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 36-38

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Maintenant, Seigneur, puisque bien peu de vos enfants pénètrent dans ce silence intérieur où s’accomplit votre œuvre la plus parfaite, vous savez combien je désire être de ce petit nombre. Une seule chose est nécessaire, demeurer en votre présence avec un cœur pur et simple. Rien ne vous est plus agréable que cela, et rien n’est plus utile à votre serviteur ; c’est un refuge très sûr contre les tentations. Même si cette simplicité de cœur et cette tranquillité ne m’étaient d’aucun profit, je devrais pourtant travailler de toutes mes forces à disposer mon cœur pour que vous le trouviez prêt et libre de toutes imaginations, afin de vous procurer vos délices, être avec les enfants des hommes.

 

Ô mon âme ! Tu souffres beaucoup parce que tu penses à trop de choses. Quitte donc tout cela et ne pense plus qu’à l’unique nécessaire ; ainsi ton labeur sera moins dur. Mais si tu le veux, et si tu le peux, ne pense pas aux choses créées, et tu ne souffriras plus ; tu seras alors paisible dans le silence intérieur, dans le repos avec Dieu, lequel plaît au Seigneur plus que tout travail et tout exercice. Choisis donc ce que tu désires, car il plaît à Dieu par-dessus-tout que tu sois paisible, simple, libre de toute imagination, pensée et considération.

 

« Vers la Ressemblance » de Denys le Chartreux aux éditions Parole et Silence, p. 66

 


Message du mardi 24 mars 2020

 

Méditer comme un coquelicot...

 

Et c’est ainsi que le jeune homme apprit à fleurir... La méditation, c’est d’abord une assise et c’était ce que lui avait enseigné la montagne. La méditation, c’est aussi un « orientation » et c’est ce que lui enseignait maintenant le coquelicot : se tourner vers le soleil, se tourner du plus profond de soi-même vers la lumière. En faire l’aspiration de tout son sang, de toute sa sève. Dans la Tradition Orthodoxe, on parle de Philocalie, amour de la beauté : celui qui médite doit avoir le cœur, le corps et l’esprit « orientés vers le beau » ; s’il perd cette orientation intérieure et extérieure, il perd son « orient », il est désorienté.

 

Le père Séraphin voulait me faire comprendre que je devais, telle une fleur ou tel un arbre, rester orienté vers la lumière, la beauté invisible qui nous enveloppe et qui rend toutes les autres beautés visibles. Si l’arbre ne monte pas vers la lumière, il se déracine et pourrit.

 

« L’arbre ou la fleur en toi, c’est la colonne vertébrale, l’Arbre de vie planté au milieu du jardin. Tiens-toi droit. Si tu as de profondes racines, c’est pour nourrir ton élan vers la lumière. Et la lumière, ce n’est pas seulement ce qui est au-dessus, c’est ce qui est devant, derrière. Tiens-toi droit, dans cet espace de lumière, comme le coquelicot rougit au soleil... Sois vigilant et sans orgueil. Si tu observes bien le coquelicot, il t’enseignera non seulement la droiture de ta colonne vertébrale, mais aussi une certaine souplesse sous les inspirations du vent, et surtout une grande humilité... »

 

En effet, l’enseignement du coquelicot était aussi dans son impermanence, sa fugacité, sa fragilité. Il fallait apprendre à fleurir mais aussi à faner. Je comprenais mieux les paroles du prophète : « Toute chair est comme l’herbe et sa délicatesse est celle de la fleur des champs. L’herbe sèche, la fleur se fane... Les nations sont comme une goutte d’eau au bord du sceau... Les Juges de la terre à peine sont-ils plantés, à peine leur tige a-t-elle pris racine... alors ils se dessèchent et la tempête les emporte comme un fétu. » (Isaïe 40).

 

Si la montagne peut donner le sens de l’Eternité, le coquelicot enseigne davantage la fragilité du temps : méditer, c’est connaître l’Eternel dans la fugacité de l’instant, un instant droit, bien orienté. C’est fleurir le temps qui nous est donné de fleurir, aimer le temps qu’il nous est donné d’aimer, gratuitement, sans pourquoi, car pour quoi, pour qui fleurissent les coquelicots ? « L’Amour est à lui-même sa propre récompense » disait saint Bernard ; « La Rose fleurit parce qu’elle fleurit, sans pourquoi » disait aussi Angelus Silesius...

 

Le père Séraphin m’entraîna alors dans un chemin abrupt jusqu’au bord de la mer, dans une petite crique déserte : « Apprends à méditer comme l’océan... »

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 34-36

 


Message du lundi 23 mars 2020

 

Méditer comme une montagne...

 

« Avant de parler de prière du cœur, apprends d’abord à méditer comme une montagne ».

 

Et le père Séraphim me montra un énorme rocher : « Demande-lui comment il fait pour prier. Tu reviendras me voir quand tu sauras prier aussi durement et profondément que la terre et toutes ses roches... »

 

Ainsi commençaient pour moi l’initiation à la méditation hésychaste et la transmission de l’Esprit dans laquelle elle doit être pratiquée...

Le premier élément sur lequel insistait le père Séraphim, c’était la posture... On peut s’étonner de l’insistance donnée à une attitude physique, surtout en Occident où cette dimension est parfois oubliée. Il semble pourtant normal, dans une religion de l’incarnation, de donner toute son importance au corps et à ses attitudes. Le corps n’est pas le tombeau de l’âme mais le temple de l’Esprit, le lieu où le « Verbe se fait chair ». Aussi le premier conseil à donner à quelqu’un qui veut s’engager sur une voie de méditation n’est pas d’ordre intellectuel, ni même spirituel, mais physique : « Assieds-toi ! Assieds-toi comme une montagne » m’était-il précisé. S’asseoir comme une montagne, cela veut dire s’enraciner, prendre du poids, descendre... Méditer, ce n’est pas décoller mais atterrir, retrouver sa terre, ses racines. Etre là de tout son poids, immobile...

 

Il m’était également demandé d’avoir le bassin légèrement plus haut que les genoux. Pour cela, le père Séraphim me proposa un coussin d’herbe sur lequel je pouvais m’asseoir ; il me servirait également d’oreiller et de siège pour les repas que je prendrais en solitaire. Plus ou moins rond, il devait être suffisamment épais afin que, jambes croisées, je puisse trouver une assise stable et ferme me permettant de rester deux ou trois heures ainsi, ni « crispé ni avachi », sans douleur ni fatigue – ce qui ne fut évidemment pas le cas au début : il suffit qu’on nous demande de nous asseoir pour qu’aussitôt nous prenne l’irrésistible envie de courir ou de remuer. Chacun sait que l’attitude du corps conditionne celle de l’esprit. Un corps immobile et silencieux appelle un cœur et un esprit immobiles et silencieux.

 

Etre assis comme une montagne, c’est aussi « changer de temps » : la nature vit à un autre rythme. « Tu as l’éternité derrière toi, tu as l’éternité devant toi, me disait le père Séraphim. Si tu tiens bien au centre, tu as l’éternité en toi, c’est là que tu peux prendre racine ‘au ciel comme sur la terre’. Pour bâtir une église ou un temple il faut être pierre, sois comme le roc et le Christ pourra bâtir sur toi, en toi, son Eglise ». Le souvenir de deux églises romanes que j’avais connues en France m’aidait beaucoup. A l’extérieur, rien d’extraordinaire, l’ordre humain est bien intégré dans le paysage : harmonie des formes, des pierres et de l’environnement... Mais à l’intérieur, quel espace, quelle splendeur d’équilibre fondatrice des plus hauts silences ! Il s’agissait donc pour moi d’être dans une « posture romane ». Je pensais aussi à certaines vierges de la même époque – colonne vertébrale droite dans une assise impeccable – qui tiennent sur leurs genoux, contre le ventre et entre les seins, le Dieu-Enfant, Lui-même assis dans la moindre langueur enfantine, le corps et le regard droits. Sedes sapientiae, le siège de la Sagesse, disait-on de ces vierges. C’est cela que j’avais à devenir, une montagne habitée, un espace-temple, un lieu où la sagesse puisse se poser, se reposer.

 

Je vécus ainsi plusieurs semaines, le plus difficile étant de rester des heures, des journées « à ne rien faire ». Il me fallait réapprendre à être, être tout simplement, sans recherche d’un but ou d’un profit particulier. Laisser l’Etre Lui-même méditer en moi comme Il sait le faire non seulement dans les pierres les plus précieuses ou les plus beaux temples, mais aussi dans ce granit, légère excroissance sur le flanc de la montagne brûlée par le soleil.

Méditer comme une montagne change le rythme des pensées mais également le jugement. Il s’agit d’être ce qu’on est « par tous les temps » - chauds ou froids, secs ou humides -, de permettre aux saisons de passer, de nous éroder ou de nous faire fleurir. Voir sans « juger », donner le droit d’exister à tout ce qui pousse, roule, rampe et court sur la montagne ; ainsi devient-on solide, inébranlable quels que soient les coups, les railleries ou les extases des passants.

 

Cela pouvait néanmoins me conduire à une certaine indifférence, presque de la dureté. C’est alors que le père Séraphim commença à me rouer de coups ; au début je n’osais pas réagir mais je compris assez vite que je n’étais ni de pierre ni de marbre. « La méditation doit te donner la stabilité, l’enracinement, la patience des montagnes ; pourtant, le but n’est pas de faire de toi une souche morte mais un homme vivant. » Me prenant alors par le bras, il me conduisit dans un jardin où, parmi les herbes sauvages, s’épanouissaient quelques fleurs.

« Maintenant, il ne s’agit plus de méditer comme une montagne stérile. Apprends à méditer comme un coquelicot, mais n’oublie pas que tu es une montagne sur laquelle peut croître le coquelicot... »

 

« La montagne dans l’océan » de Jean-Yves Leloup aux éditions Albin Michel, p. 31-34

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Le chemin ne livre son secret

 

qu’à ceux qui l’empruntent et s’y blessent.

 

Que savons-nous des appels qui nous traversent

 

avant que la chair y réponde ?

 

On pourrait croire

 

que l’oreille précède la main,

 

qu’« entendre » vient avant « faire ».

 

Mais la voix qui parle au désert

 

met tout à l’envers.

 

Elle creuse l’élan

 

et pousse en avant.

 

N’attendez pas de tout comprendre,

 

habitez votre saison

 

vivez au diapason !

 

Alors vous entendrez

 

ce que vous cherchez

 

et qui n’est autre que

 

Celui qui vous cherche !

 

 

« L’imprononçable » de Francine Carrillo aux éditions Labor et Fides, p. 48-49

 

 


Message du Dimanche 22 mars 2020

« C’est surtout dans la maison que le grand Silence va d’abord trouver son cadre, lieu de l’apprentissage et de l’approfondissement, véritable laboratoire domestique : "Que ta maison soit une église" dit saint Jean Chrysostome. Et dans la maison, il y a comme dans un temple, le Saint des Saints, le "beau coin" disent les orthodoxes russes ; une icône ou plusieurs, une veilleuse ou un cierge, un tapis-couverture et, éventuellement, un petit banc ou une chaise. Les icônes de mon "beau coin" me rappellent constamment le lien prodigieux entre la prière personnelle et la prière liturgique : c’est la même Vie qui est célébrée ici et là. L’acte le plus solitaire de la Prière de Jésus, ignoré de tous, est aussi l’acte ecclésial à son niveau suprême, sacramentel. Et la flamme de ma veilleuse est là pour me rappeler de quel ordre doit être ma vigilance dans le quotidien et de quel feu je dois brûler pour le monde…

 

Il s’agit donc de venir là une ou deux fois par jour, ou davantage selon mes possibilités, mais cela repose sur ma décision, sans laquelle il n’y a rien, ni liberté, ni chemin, ni homme, ni sens à la vie… Personne ne peut la prendre à ma place ; une fois prise, elle est toujours à reprendre, mais c’est elle seule qui fonde une existence, fait naître l’homme à lui-même, le structure en profondeur et lui donne un axe, une orientation. Par elle tout est motivé et avec elle, l’attention, ce nerf de la vie hésychaste devient possible… »

 

Alphonse et Rachel Goetmann, dans Prière de Jésus, Prière du cœur, édition Albin Michel p. 75

 

POUR TOUS, autour du lever et du coucher, retrouver l’attitude de Marie de Béthanie (MarieMadeleine) aux pieds du Seigneur (Luc 10, 38-42) et invoquer Son Saint Nom dans une contemplation aimante et silencieuse (pas moins de vingt minutes).

 

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Chaque matin porte l’appel à creuser son oreille.
 
On peut en rester à la morosité devant les tâches à répéter.
 
On peut dénigrer le métier de vivre et se lasser du non-sens qui parfois le traverse.
 
Mais on peut aussi se laisser surprendre par le miracle d’être encore là, bien que l’on marche désormais à petits pas.
 
Aucun chemin n’est vain, aucun n’est vide, quand le regard opte pour la confiance qui transfigure le destin en destination.
 
Chacun est espéré au lieu où il se trouve, chacun est embauché à la mesure de ses possibilités, pour bâtir le temps en maison d’éternité.

 

 

Francine Carrillo, dans l’Imprononçable, éditions Labor et Fides, p.127-128

 


Message du samedi 21 mars 2020

La force de la prière

 

Il est curieux de voir avec quelle facilité beaucoup d’entre nous se privent du nécessaire. Il ne s’agit pas de nourriture, mais de la prière qui nous aide à nous retrouver nous-mêmes, à prendre de la distance et à nous rapprocher de la vie et des relations avec les autres, dans la prière personnelle et dans la prière commune. C’est une source d’énergie qui ne risque pas de s’épuiser.

 

La prière (n’importe quelle prière et pourtant pas n’importe laquelle) ouvre l’homme à Dieu et donc ouvre à Dieu l’histoire. En même temps, elle permet à l’homme d’être pleinement lui-même, puisque, dans la profondeur de son être, il est relation avec Dieu, ce Dieu dont il est l’image. Ainsi la prière ne naît pas de nous, mais elle nous est donnée. L’Esprit Saint, dit saint Paul, prie dans nos cœurs en murmurant « Abba, Père » (Ga 4, 6). Certes, « nous ne savons que demander pour prier comme il faut » mais l’Esprit « vient au secours de notre faiblesse » (Romains 8, 26).

 

La prière est donc toujours proche de moi. Dans un certain sens, mon existence même est prière, mais d’une manière inconsciente. Des moments de crise, paroxysmes ou silence intense, peuvent la faire surgir. La discipline de l’Eglise, la prière du soir et du matin, l’eucharistie dominicale, même vécues dans une certaine aridité, contribuent à dégager notre cœur de cette chape de distractions, de soucis, qui nous coupent de notre précieux trésor. La méditation, de préférence de l’Ecriture, peut nous ouvrir au souffle de l’Esprit (il suffit de résister à la tentation de se complaire en elle-même, dans une sorte de pulsions infantile...) La prière en commun, portée par le chant, si elle ne succombe pas au ritualisme ou à l’esthétisme, est aussi une voie importante. Nous sommes appelés à devenir ce que nous sommes au fond de nous-mêmes, des « prières vivantes » (André Louf).

 

Certes, dans la culture actuelle, il y a difficulté à se recueillir. Mais nous pouvons nous imposer chaque soir, porte fermée, téléphone décroché, quelques minutes de silence. Nous devons distendre notre relation au temps, prendre, de loin en loin, le temps de nous étonner, de « faire eucharistie en toutes choses » comme le demandait saint Paul. Nous éveiller au miracle d’exister (les êtres, les choses, soi-même) et cet éveil même est lumière de Dieu, rappel qu’Il se révèle en se cachant, qu’Il est secret et Amour. Une brève invocation, comme celle qu’utilise ou qu’a utilisé l’Orient chrétien peut beaucoup nous aider car, en la pratiquant, nous découvrons que nous avons beaucoup plus de temps pour prier que nous le pensions. Célébrer la vie, la Source de vie, rend vivant et capable de faire vivre.

 

Dans ce continent de la prière, il n’y a pas d’hommes et de femmes ordinaires. Quand le cours de la vie brusquement s’accélère, comme une rivière lorsqu’elle franchit des rapides, tout être

 

humain est capable d’une prière qui est un cri : il peut trouver des mots bouleversants dans leur simplicité même. Tout être humain est misérable dans la prière ; tout être humain est génial dans la prière. Un jour où j’étais, pendant un bombardement, caché dans une cave avec un inconnu parfaitement banal, ce dernier s’est mis à invoquer la bonté, à implorer pour lui et pour tous le don de la bonté...

 

Certes dans la prière, le mieux est de ne faire que balbutier sa gratitude, son émerveillement devant l’abîme – de joie, de beauté – que nous révèle ce Dieu pour nous incarné, crucifié, qui ressuscite et nous ouvre des voies de résurrection. Mais on peut dire aussi qu’il faut tout demander dans la prière. L’homme et la femme ordinaires savent à la fois célébrer et demander. La révolte aussi peut constituer une prière qui, partant d’une image de Dieu qui en réalité masquera son absence, fait appel à une présence secrète qui donne le courage du refus et du combat. Qui, partant d’un Dieu humain, trop humain, au point d’être une image vaine, fait appel à un Dieu vraiment divin...

 

Tout homme et toute femme portent en eux l’angoisse de la mort. Ils tentent de la fuir en dénonçant des ennemis (donc il leur faut des ennemis), en les détruisant, s’ils le peuvent, par l’esclavage et la torture. La découverte, par la prière, que nous sommes ressuscités dans le Ressuscité, que la mort est vaincue et n’est plus désormais qu’un passage, une « pâque », nous permet, comme le demande paradoxalement (en apparence) l’évangile, « d’aimer nos ennemis ». C’est ainsi que nous deviendrons, un peu, non d’une manière volontaire, mais par l’élan même de notre vie, des hommes et des femmes de paix. Qui cherchent inséparablement la justice et la miséricorde, comme le disent les Béatitudes.

 

Qu’importe le lieu de la prière, que ce soit une somptueuse église de Rome ou un baraquement de ce qu’on appelait le « tiers-monde ». La véritable Eglise, ce sont des hommes et des femmes qui communient dans la prière. Si l’histoire le permet – et toujours elle permet, si peu que ce soit, parce que la prière la modifie -, ces hommes et ces femmes deviendront des créateurs de beauté. Ils suivront l’exemple, dans l’aujourd’hui de Dieu, des bâtisseurs de la basilique Sainte Marie-du-Travestere à Rome. Ce n’est pas un hasard si l’art des catacombes a fleuri dans l’Empire romain, au temps des persécutions : la prière est vraiment la mère de la beauté...

 

Petite boussole spirituelle pour notre temps de Olivier Clément aux éditions DDB, p. 214-21

 

POUR TOUS, autour du lever et du coucher, retrouver l’attitude de Marie Madeleine aux pieds du Seigneur et invoquer Son Saint Nom dans une contemplation aimante et silencieuse (pas moins de vingt minutes).

 

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Ainsi

 

Tu es

sans être,

 

Tu viens

sans venir,

 

Tu vas et viens

entre nos mots

 

Sans jamais

les saturer

de présence.

 

Tu dis

si peu,

 

presque

rien,

 

mais,

 

de ce creux

dans nos pleins

 

monte

l’infime

 

qui transfigure

le chemin...

L’imprononçable de Francine Carrillo, éditions Labor et Fides, p. 21